Deux très grands cinéastes comiques sont actuellement à l’honneur ; le plus (re)connu, Jacques Tati, à la Cinémathèque française et Luc Moullet au Centre Pompidou. Une belle actualité éditoriale accompagne la rétrospective consacrée à ce dernier, dont Notre Alpin quotidien, un livre-entretien avec Emmanuel Burdeau et Jean Narboni. Cet ouvrage prend l’aspect d’une petite bible, avec laquelle on se construirait un panthéon cinématographique syncrétique, au sein duquel le moulletisme viendrait se greffer au hulotisme de chacun. Espérons une avalanche de convertis.
Dans les années 1950, les fameux Cahiers du cinéma avaient mis au goût du jour l’entretien-fleuve avec les fameux auteurs ; Lang, Renoir, Hawks, Rossellini, Hitchcock sont alors passés au crible des questions de Godard, Rohmer, Chabrol, Truffaut ou Rivette, mais aussi d’un jeune critique nommé Luc Moullet. On peut noter que, pour la même revue, Godard s’était, en avril 1960, prêté au jeu avec le réalisateur d’Un steak trop cuit. C’est donc la première bonne idée ici que de renouer avec cette pratique, Emmanuel Burdeau et Jean Narboni faisant ici office d’interlocuteurs. De ces derniers, on appréciera la souplesse et l’aisance, l’exercice avec ce cinéaste se révélant aussi simple, le bonhomme est charmant et disponible, que compliqué. Car il faut le suivre le Moullet…
Entre les deux chapitres d’entretien, « La Carte et le terroir » et « Les Hauts et les aléas », un impayable vade-mecum s’intercale. Pour cet amateur de trekking, son vrai métier selon lui, il s’agit d’un manuel de survie (mais aussi de recettes) plein de dérision. Derrière l’aspect comique se dessine le portrait d’un cinéaste pour le moins singulier. Ainsi à propos du travail : « Deux heures suffisent pour obtenir quelque chose de concret et de concis. Après, on fatigue. Le reste de la journée, j’essaie de me détacher du travail : je fais du sport ; j’ai mes affaires familiales, immobilières et autres ; je vais au cinéma.» Concernant la rubrique « Tournage », voici ce qu’il préconise en matière de découpage : en faire deux « en cas de scène difficile, particulièrement en montagne. Un découpage de treize plans – c’est mon rythme quotidien – et un découpage de sept plans, pour pouvoir parer au plus pressé : pluie, orage, nuages inattendus…» Ainsi va le cinéma de Luc Moullet, une sorte de rencontre au sommet entre désinvolture, rigueur, légèreté et contrôle.
Pour le reste, on appréciera bien des choses des échanges avec le cinéaste, notamment une indéniable capacité à rendre sensible sa vision si particulière du monde et du cinéma, celle d’un flibustier et d’un anarchiste pataphysicien évoquant Alfred Jarry, Agnès Jaoui, King Vidor (son cinéaste de prédilection), Cecil B. DeMille ou Coline Serreau… Sa pensée, étonnamment vive, fertile, grinçante et érudite, s’organise autour d’un centre de gravité, les Alpes du Sud et les fameuses roubines ; un terroir inventé où il tourna Une aventure de Billy le Kid, un bien étrange western. Son rapport au lieu est tout à fait passionnant, ce géo-poète explique son goût pour le jeu sur les échelles, pour mieux faire émerger l’universel à partir d’un espace restreint. Les lecteurs y trouveront beaucoup de clefs de lecture à ses films. Aussi la conscience et la fierté de son positionnement marginal dans le champ cinématographique ressortent : « Je passe encore aujourd’hui pour un cinéaste pur et dur, qui ne se compromet pas. Janséniste, à la limite. Il est vrai que je ne tourne pas beaucoup de films de complaisance. Pour déprimer mes interlocuteurs, je m’amuse souvent à raconter que j’ai été contraint de tourner un film alimentaire.» Les initiés reconnaîtront ici Genèse d’un repas (1978), film bien peu compromettant…
On retrouve dans Notre Alpin quotidien la verve et la fantaisie des films du cinéaste, c’est là le signe de sa complète réussite. Une drôlerie bien sûr, mais aussi une part d’inquiétude, de fragilité et de mélancolie face au monde. La question de la folie traverse l’ensemble de l’ouvrage, et l’on pourra nourrir une réflexion qui s’impose comme essentielle : pourquoi Luc Moullet est-il cinéaste ? À une question à propos de l’idiot porteur de vérité dans la littérature et le cinéma, il répond : « Oui, moi-même, mon frère et beaucoup d’autres. C’est la face positive de la folie – c’est prétentieux de le dire –, qui se retrouve chez beaucoup de cinéastes, Gance, Fuller ou tant d’autres, chez des écrivains, Hölderlin, Nerval, Poe, Walser, Althusser, et j’en oublie.»