De 1958 à aujourd’hui, Luc Moullet, en cinéphile infatigable, a toujours vu, pensé et écrit sur le cinéma, à travers le prisme de cette curieuse et fascinante chose qu’est sa sensibilité. Ce recueil de texte monumental est un véritable bijou d‘intelligence, d‘humour, de délire et de clarté. L’activité critique s’y révèle être à la fois une étude des œuvres et des cinéastes, mais aussi un pur exercice littéraire dans lequel la personnalité et la sensibilité de cet être marginal s’affirment.
Piges choisies. Tel est le titre de ce recueil de textes critiques de Luc Moullet, paru chez l’éditeur Capricci. Sur la couverture, le bon Luc est assis devant une machine à écrire, et avec ce simple détail burlesque et ironique imprime efficacement et profondément son univers et sa personnalité. Pourtant, ces textes sont tout sauf des piges, c’est-à-dire ces choses impersonnelles, alimentaires. Car, malgré l’humour, il serait faux de croire que Moullet soit un gentil qui se plie comme simple tâcheron à la logique d’une quelconque feuille de papier dont il se fout royalement. Radical dans son cinéma, Moullet le sera autant dans sa critique, affirmant d’emblée un style et un ton, tout en reconnaissant à posteriori l’influence des plus anciens que lui, et notamment celle de Truffaut. Car écrire n’est pas une ambition dans le sens où cette activité va contribuer à vous remplir les poches. Écrire est avant tout un moyen de faire entendre au monde, ou plutôt à un cercle restreint de rats de cinémathèque, son avis et ses convictions quant aux films et aux réalisateurs. Mais c’est aussi une façon d’adhérer à un groupe, à une chapelle, et, dans le cas de Moullet qui n’a jamais dissimulé ses admirations, d’inscrire son nom aux côtés de ceux que l’on estime, dans une revue que l’on dévore, à laquelle, malgré les divergences, on adhère. Lui qui était prêt à payer pour avoir ses articles publiés dans Les Cahiers du Cinéma se retrouve tout surpris lorsqu’il se voit pour la première fois rémunéré.
Rétrospectivement, pour celui qui connaît et apprécie l’œuvre de ce cinéaste, ces textes laissent apparaître ce qu’est la sensibilité de cet homme. S’il ne tombe pas dans une critique subjective délirante, Moullet, dans son approche brillante, claire et limpide des œuvres, dévoile pourtant ce qui exacerbe ses émotions. Les films très personnels de ce réalisateur sont tellement à part qu’ils laissent apparaître d’emblée les composantes de cette singularité. C’est pourquoi il est à la fois fascinant et intéressant de se replonger dans un travail critique qui a parfois précédé le premier passage derrière la caméra, et d’y voir qu’en parlant des autres le cinéaste laisse transparaître des obsessions propres, qui sont comme de germes en vue d’élaborer ses propres films. Car dans un texte comme celui écrit sur Samuel Fuller, certaines phrases pourraient rétrospectivement servir à une étude sur l’œuvre de ce cinéaste/critique. Ainsi, comment ne pas penser à lui en lisant ces remarques : « la lutte perpétuelle contre les éléments, en laquelle l’homme reconnaît sa dignité » ou encore « C’est que l’homme appartient à l’ordre de la terre, et il doit lui ressembler, avec toute son âpre beauté ». Ou alors de voir cet auteur dont les films se situent souvent dans sa région natale, attacher une telle importance, notamment dans son approche du cinéma français, aux lieux de naissance des cinéastes, à l’aspect régionaliste.
Donc, les textes de Moullet sont aujourd’hui publiés. Et tout critique qui n’a pas cette ambition devrait se taire à jamais. On lit un texte de cet homme, car il l’a signé, et non parce que le sujet en question nous intéresse. D’ailleurs, comme il le raconte lui-même non sans émotion dans l’introduction, Serge Daney lui a un jour confié que la première chose qu‘il faisait à chaque réception d‘un numéro des Cahiers du Cinéma était de se rendre directement aux derniers papiers qu‘il avait écrits. Cette pratique existe-t-elle encore chez les lecteurs ? Quels sont ceux qui lisent un texte en raison de la personne qui l’a rédigé ? Daney cherchant les papiers de Moullet, ou acheter Libération exprès pour lire la colonne de Skorecki… De plus, depuis son départ des Cahiers du Cinéma à la fin des années 1960, il n’est affilié à aucun journal, et publie ici et là, dans différentes revues, sur des sujets divers. Et il est certain qu’un article de cet homme intrigue le lecteur non de par le thème traité, mais bien par le fait qu’il se demande ce que cette sensibilité originale, brillante et érudite a aujourd’hui à dire. Ces textes sont autant une sorte de journal intime du cinéphile, un « ciné journal », qu’une lettre que vous envoie un ami pour vous parler de cinéma, et dont on apprécie les avis, les opinions et le ressenti. D’où l’aspect purement littéraire de ces écrits, et le fait que même sans avoir vu les films, il réussit à nous en parler, à nous faire plonger dans l’univers d’un cinéaste. Et ce grâce à son talent de plume, mais aussi parce que ses affects suintent, et qu’un concept est autant une chose qu’élabore un critique en vue de fournir des clés aux spectateurs, qu’une entité purement sensitive et poétique, une forme d’affirmation de soi et de sa sensibilité face au monde.
Le recueil comprend plusieurs formes de textes : des études sur des cinéastes, sur des films, mais aussi des analyses de la situation du cinéma français et de son financement, un guide pratique hilarant des différentes salles de cinéma parisiennes, ou un conte rendu d’un festival à San Sebastian dont l’intérêt est avant tout littéraire… Moullet aime aussi, dans sa connaissance délirante du cinéma, à rapprocher les films, les auteurs, les obsessions, selon les régions natales des cinéastes, les signes astrologiques. Ainsi se prend-il à grouper différentes personnes selon le métier d’origine de leurs parents, remarquant notamment l’importance dans le cinéma français des fils de pharmaciens (Resnais, Rivette, Nuytten, Berto…). Il pousse très loin la politique des auteurs… Mais en dehors de l’aspect farfelu, hilarant et poétique de ces textes, Moullet se révèle aussi être un critique extrêmement fin et intelligent, fournissant des analyses classiques des œuvres remarquables de clarté et d’intelligence, s’appuyant pour se faire sur une culture érudite, sur des exemples d’une précision qui force les respect, et érigeant ainsi des concepts qui sont tout sauf fumeux. Bien qu’étant une personnalité à part, il respecte pourtant la phrase de Jean Douchet dans L’Art d’aimer, texte théorique sur l’acte critique : « L’Art exige de la critique qu’elle le serve et non qu’elle s’en serve. »