Niché en haut d’un appartement, dont l’ascension est un clin d’œil à son œuvre alpine, Luc Moullet, vaillant critique (Les Cahiers du Cinéma, Trafic ou Les Inrockuptibles) et cinéaste de 70 ans toujours en activité, est un survivant de la Nouvelle Vague. Pas mécontent de pouvoir encore en rire, ce « contrebandier de la pellicule » (autoproclamé) poursuit son bonhomme de chemin avec un style burlesque inimitable, et une moisson de références cinématographiques.
Comme pour d’autres de vos films précédents, vous annonciez déjà le titre et le genre bien avant la sortie de l’opus lui-même. Le titre et le genre (policier) du Prestige de la mort, se retrouvent déjà dans une interview que vous avez donnée en 1993. Quelle a été la longue genèse de votre dernier film ?
Je ne me souviens pas avoir annoncé ce titre, ni à quelle occasion. [Interview de la rétrospective à La Cinémathèque française]. J’avais rédigé en 1991 un scénario que j’avais mis de côté étant donné la difficulté pour lui trouver un financement. En 2005, j’ai obtenu une subvention pour une adaptation de Remèdes désespérés de Thomas Hardy. Mais le producteur m’accorda seulement 700 000 euros pour un film en costume se déroulant dans les années 1870 alors que le budget normal aurait été disons de 2,8 millions d’euros. Pour un tel budget, le premier projet devenait impossible et je lui ai proposé celui du Prestige de la mort en y ajoutant quelques éléments de Remèdes désespérés. Le film a coûté moins de 500 000 euros. Parti comme un projet de remplacement, Prestige de la mort a naturellement pris la place avec un budget imparti.
Le sujet du Prestige de la mort m’a été inspiré par le film de Cécil B. DeMille Le Rachat suprême qui raconte grosso modo la même trame, mis à part que le personnage principal est un comptable et non un cinéaste. L’ange du bien et l’ange du mal qui arrivent en surimpression à côté du héros ont également disparu.
Vous ressemblez sans aucun doute à la silhouette du personnage de potentat politique local de votre film, dont votre personnage de cinéaste subtilise l’identité. Le galbe du visage de votre victime ressemble bien à votre silhouette naturelle. Donc, le spectateur qui s’est attaché à votre silhouette depuis Anatomie d’un rapport, vous cherche derrière les postiches du cinéaste du film. En fait, « l’Anti Moullet » énarque et riche à millions, c’est votre contraire chaplinesque à vous ? Je veux dire par là que votre personnage de cinéaste, qui s’appelle aussi Luc Moullet dans le film, est de manière improbable très pileux avec une grosse moustache. En quelque sorte, vous avez avec votre imagination offert plein d’argent au corps décharné et sans poil du vrai Luc Moullet, c’est-à-dire vous.
L’idée c’est de me faire ressusciter dans le corps de quelqu’un qui est aux antipodes de moi et qu’a priori je déteste. On retrouve cette idée dans Quelque part dans la nuit de Mankiewicz, où le héros, souffrant d’amnésie, s’aperçoit qu’il était sans doute un criminel. En plus, il est plus facile de faire un personnage chevelu et barbu avant de le raser ! C’était déjà un principe présent dans le court métrage Essai d’ouverture. Quant à ce que vous dites, la majorité des spectateurs me connaît trop peu pour m’associer physiquement à l’autre.
Qu’est-ce qui vous détermine à parsemer votre film d’objets insolites : des parasols récurrents à flanc de montagne, nos sempiternels portables, et des cabines téléphoniques plus improbables les unes que les autres ?
Le portable c’est l’occasion de faire rire du fait qu’il ne couvre pas certaines zones… La cabine téléphonique c’est comme celle de Godard dans Week-End, je la place dans un endroit impossible. Ensuite, je la casse ; elle apparaît et disparaît de son lieu d’attache…On peut même dire que la cabine apparaît au bas d’autres cabines… celles des téléphériques des sports d’hiver…
Le Prestige de la mort contient des extraits du film que vous auriez voulu réalisé : l’adaptation de Remèdes désespérés de Thomas Hardy, l’auteur du célèbre Tess d’Urberville. Dans ces trop rares séquences, qui prouvent que Remèdes désespérés semble loin d’être un film impossible, se détachent la maturité ironique du langage et des postures de la petite fille qui joue dans la lande, la lumière et la photographie kitsch parodiant une certaine représentation du romantisme, la musique…
Les éléments ajoutés, tirés de Thomas Hardy, introduisent une dynamique nouvelle dans un film contemporain à la première personne. Les parties tournées et inspirées de Thomas Hardy sont le fruit de mon écriture. Le personnage de l’enfant n’est pas dans le livre. Une autre scène est inspiré d’une autre nouvelle de Thomas Hardy, The Distracted Preacher, sur les contrebandiers anglais qui montent l’alcool français depuis la mer. Mais c’est aussi une parade, pour ne pas mordre sur mon envie d’adapter Remèdes désespérés.
Pour cette photographie que vous aimez bien, j’ai donné à mon opérateur les grandes lignes. Je lui ai montré une adaptation, pas très réussie, mais où l’image est suffisamment intéressante avec une bonne composition au niveau des couleurs et de la lumière : Far from the Madding Crowd de John Schlesinger. C’était une base avec de la Metrocolor. Une couleur assez chargée, assez chaude et dense. Pourtant, si je tournais Remèdes désespérés, j’utiliserais aussi un autre style de couleur, je varierai les styles d’image.
Quant à l’actrice, j’ai aimé son interprétation face à Michel Serrault dans Papillon. Après le film, je l’ai aussi reprise dans le court métrage Le Litre de lait (2006). Son personnage est très moderne. Elle emploie un ton du XXe siècle et en même temps c’est la réincarnation d’un des personnages contemporains du film : la fille du cinéaste.
Y a‑t-il un romantisme Luc Moullet ? Que serait la rencontre du romantisme et de l’humour ?
Mon adaptation de la nouvelle de Henry James, Le Fantôme de Longstaff (1996, 16mm, couleur, 20 min), était romantique. Mon adaptation de Thomas Hardy le serait certainement…d’autant qu’en plus d’un fond d’humour, le roman de Thomas Hardy est aussi très drôle. C’est induit par le genre policier. Par exemple, dans le roman, celui qui porte le cadavre d’une cachette à une autre, est suivie par sa patronne, elle-même suivie par un détective un peu débile… Tout cela de nuit, sans que ni les uns, ni les autres ne puissent se voir. C’est de l’humour noir ou au moins une ambivalence du roman anglais.
Le spectateur fera le lien avec le déplacement de cadavre… Votre jeu d’acteur et votre voix particulière rompent avec les habitudes du cinéma. Que recherchez vous par là ?
La voix diffère beaucoup, c’est exact. Mais dans ce film, mon jeu varie aussi de la neutralité à l’explosion, de l’underplay à l’overplay. Le rythme du film profite de ce jeu de rupture.
C’est notamment visible lors des gros plans de votre visage et vos grimaces, lorsque vous réagissez avec dégoût… Pourquoi ce besoin de maltraiter votre personnage de cinéaste ? Je cite pêle-mêle : on fait plus cas d’un chien accidenté que de votre cadavre, Madame Moullet vous assassine quand elle en a l’opportunité et on détrousse votre cadavre…
C’est toujours plus drôle et plus rentable de se mettre dans la peau d’un personnage un peu bête. Se mettre dans la peau d’un bon samaritain, c’est le pire cadeau pour un acteur. Comme c’est moi, cela diminue mon égo… enfin, celui du personnage qui porte mon nom mais qui n’est pas moi. Je pourrais être ce cinéaste, si je tournais mal…
Avez-vous conscience d’induire une lecture rétrospective de votre œuvre dans ce film en incarnant un cinéaste autoproclamé « cinéaste contrebandier de la pellicule », montagnard amoureux des Roubines, Luc M.O.U.L.L.E.T ? N’est-ce pas mettre à nu votre besoin de reconnaissance ?
Ce portrait parle en partie de mon propre cas.
Au milieu du film, suivant la logique de continuité du plan, on est successivement porté par votre voix et votre lecture d’un extrait de Thomas Hardy, lorsque vous butez sur le cadavre principal, l’enjeu de votre second scénario. N’est ce pas un résumé de votre projet qui permettrait de voir votre film comme un documentaire sur ce qu’on vous a forcé de faire ?
Effectivement, le rêve de l’un c’est la réalité de l’autre. C’est un jeu traditionnel… mais dans un drôle de documentaire…
Vous êtes un adepte de la caméra fixe et frontale chère au burlesque et au cinéma muet primitif. Grâce à vous le spectateur redécouvre à l’image le plaisir des réunions insolites : la confrontation avec les touristes campeurs dans la montagne, votre miraculeuse sciatiques, etc… Qu’est-ce qui vous attache à de tels procédés cinématographiques ?
Je suis un cinéaste primitif d’avant l’évolution du cinéma. C’est à la fois un principe et en même temps c’est sans doute plus aisé à réaliser comme ça… J’y suis habitué. Le premier élément du cinéma comique c’était bien de mettre les acteurs dans le champ. Mais dans mon rêve, notez bien qu’il y a deux travellings qui rompent avec ma ligne de tournage habituelle. C’est le troisième travelling sur rail de ma vie, sur un mètre à peu près. Une technique en rupture avec le reste du film.
Et lié à un moment d’adaptation, sans doute à un cinéma plus romanesque…
Parfaitement.
Question fatale : faire mourir, pour les besoins de votre film, Jean-Luc Godard, le père médiatique de la Nouvelle Vague, celui qui aurait dit « Faites donc faire un film à Moullet » à son producteur Georges de Beauregard, est-ce une drôle de nostalgie ou une évidence qui découle de la trame de votre film, celle de la résurrection cinéphile post-mortem ?
Au début ce devait être Fellini, pas Godard. J’ai repris cette idée d’interférence de la mort : celle de Pierre Kast occultée par la mort de François Truffaut le même jour ; ou encore la mort de Howard Hawks rattrapée par la mort, la veille, de Charlie Chaplin. C’est donc un élément trouvé dans la réalité. Mais entre-temps, pendant l’écriture du scénario, Fellini est réellement mort. Sans lien de cause à effet d’ailleurs… Mais donc, cela devenait scabreux. Je voulais un cinéaste vivant. Godard a le sens de l’humour, bien que peut-être cela ne lui plairait peut-être pas d’apprendre qu’il est venu en stand-by de Fellini…
Mais aussi sans doute inconsciemment, c’est aussi tuer le père. Godard étant une sorte de père spirituel. J’avais déjà tué mon père biologique qui jouait un rôle de cadavre dans Billy the Kid.
Bernadette Lafont, c’était une évidence ou un nouveau clin d’œil à la Nouvelle Vague ?
Je pensais qu’elle accepterait. Au début, elle devait jouer deux rôles, les deux femmes de la télévision. C’était le même principe que celui de mon double rôle. Or, pour des raisons d’organisation, cela n’a pas pu se faire…
D’où l’idée des prénoms interchangeables qui égratigne au passage le rôle de l’investissement de la télévision dans le cinéma…
Oui, deux femmes qui se détestent mais qui se ressemblent…et qui sont l’économie du cinéma d’aujourd’hui.
Lorsque la productrice de télévision dit de vous que vous êtes susceptible de « menacer de passer par la fenêtre » : est-ce un hommage au western spaghetti ?
Non, non… On a réellement dit cela de moi.
On vous a longtemps comparé à Jacques Tati. C’est peut-être un clin d’œil à votre silhouette et surtout une analogie avec votre humour proprement moderne attaché à la figure du quotidien et au travail du son. Compte tenu de l’importance de la voix off, des dialogues et de la gravité du comique de vos journaux intimes, la correspondance ne serait-elle pas plus juste avec Nanni Moretti ?
C’est une grande famille… La différence qui joue contre moi pour Tati, c’est que Tati a moins besoin de la parole. C’est ma béquille à moi. Moretti peut-être… Il y a toute une famille de réalisateurs-acteurs qui tend vers l’humour : Monteiro, Polanski au début de sa carrière (Le Bal des vampires). Il y a aussi les documentaires à la première personne de Avi Mograbi (Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon, 1996), Sabina Guzzanti (Viva Zapatero !, 2005), Marcel Ophuls ou même Michael Moore.