L’œuvre de Luc Moullet reste encore aujourd’hui extrêmement confidentielle, voire carrément ignorée. La rétrospective organisée par le Centre Georges-Pompidou permettra à ceux qui ne le connaissaient pas de découvrir en cet ancien critique aux Cahiers du cinéma et réalisateur associé à la Nouvelle Vague un des cinéastes français les plus radicaux et les plus originaux, un associable intransigeant et burlesque.
Choisir sa place
Seul aux premiers rangs, s’obstinant à squatter les places réservées aux enfants, le cinéphile n’en démord pas : les meilleurs places se trouvent devant, dans les premiers fauteuils, et non derrière. Il faut bien évidemment se laisser absorber, se diluer, ne pas cerner les contours. Dans Les Sièges de l’Alcazar, le cinéphile-critique aux Cahiers du cinéma est assis avec les enfants, loin des places occupées par les autres adultes. Ce simple détail est hautement symbolique. Le cinéphile ne fait pas véritablement partie du monde adulte, mais son intelligence et sa culture, ainsi que sa capacité à élaborer des concepts de haute volée, le démarquent tout de même des enfants. Il ne vit pas dans un état régressif. Il n’est pas tout à fait adulte, dans le sens où les préoccupations propres à une certaine classe d’âge ayant des liens avec le monde du travail lui sont étrangères. Il n’est pas non plus enfant, mais garde comme lien avec cet âge le fait de vivre le film, de se laisser immerger par lui, de brouiller la frontière entre le réel et le récit projeté, entre sa vie et la fiction. Et même si son rapport aux œuvres s’est complexifié, même si la lutte intellectuelle farouche constitue sa nourriture quotidienne, c’est pourtant cette même adhérence totale qui reste la base à partir de laquelle le texte critique va s’élaborer. La connaissance poussée d’une œuvre révélée dans une critique ne peut advenir que par une adhésion aveugle, par cette capacité enfantine à croire en ce monde sur l’écran. Les autres adultes sont un peu plus loin dans la salle. Ils ont grandi, mûri, ont vu disparaître la plupart de leurs illusions, et ont une distance vis-à-vis de ce qui leur est montré. Cette distance est celle de l’homme ou de la femme qui, ayant perdu à jamais une certaine naïveté et une certaine pureté, contemplent de loin ce spectacle, le sourire au coin, mais ce sans jamais véritablement vivre ce qui se passe à l’écran. Pire encore, nul doute que cet homme et cette femme sont fiers de cette distance qu’il croit être le fruit de leur intelligence. À eux, on ne la fait pas !
Toute la différence est là entre le critique des Cahiers du cinéma et la critique de Positif. Le premier passe par l’affectif, alors que la seconde est lourde d’un lexique idéologique sans lequel elle ne se permet pas de donner le moindre avis sur un film. Du moins en apparence, elle refuse de se laisser submerger par ses émotions, de peur que sa nature sensible contredise le lourd carcan idéologique qui lui dicte sa conduite, ses émotions, tel un corset moderne serré à l’extrême. Lorsque le rédacteur aux Cahiers du cinéma dit à quel point les films de Cottafavi le font pleurer, notre charmante critique de Positif, avec un mélange de mépris et de charme, lui rétorque : « L’aliénation des masses par l’opium de la sensiblerie !» Et alors qu’une de ses amies sent bien que sous les railleries se cache une attirance pour cet homme, la critique s’offusque et dit trouver grotesque de penser qu’elle puisse éprouver le moindre sentiment pour celui qu’elle qualifie de « petit facho ». Là se trouve la vieille querelle Cahiers/Positif de l’époque : d’un côté une critique basée sur le scénario et l’idéologie, considérée comme une approche de gauche et symbolisée par Positif, de l’autre une critique privilégiant la mise en scène, c’est-à-dire le style, façon de faire considérée comme étant de droite. Froide raison dialectique d’un côté, triomphe romantique de l’émotion de l’autre…
Loin du chaos urbain
Cette vision de la cinéphilie est plus qu’une histoire de critique, mais constitue bel et bien le symbole total d’un rapport conflictuel au monde et à la société. Au-delà d’un choix de fauteuil, c’est une morale de vie, une façon de se placer face à la société. Il est certain que les protagonistes de ces films font écho au réalisateur lui-même, peu avare de confidence quant à la tenue de son existence sur cette terre. Ces personnages vivent en marge, refusent de travailler, d’avoir des liens sociaux classiques. Ce sont aux yeux des autres des bêtes primitives, irrécupérables. De plus, ils ne rejettent pas le monde tel qu’il est au nom d’une société nouvelle et idéale. Ce ne sont pas des révolutionnaires, des théoriciens politiques réfléchissant à la façon de rendre heureux le plus grand nombre. Nul doute que Moullet souhaite que personne à part lui ne vienne lui enseigner quelles sont les meilleures façons d’être heureux. Dans Les Contrebandières, cette vie communautaire, en marge de l’État, qui justifie son existence par rejet du fonctionnement crapuleux du monde capitaliste, ne tarde pas à montrer ces limites. Ce monde parallèle, sorte d’utopie alternative, révèle rapidement l’étendue des contraintes que son organisation impose. Idée géniale que ce syndicat des contrebandiers, tout aussi oppressant et absurde que l’État officiel. En ce sens, Moullet semble prêcher pour un individualisme forcené, considérant que tout système politique ne pourra que retomber dans les travers de l’ancien, et continuera à ne pas voir d’un bon œil l’adulte qui préfère s’asseoir dans les premiers rangs d’une salle de cinéma.
Car en général, tout ce qui se rapporte à l’humain ou à la société telle qu’elle existe, est à la fois grotesque, absurde et d’une laideur confondante. L’opposition peut paraître binaire, mais elle est une constante dans l’œuvre de Moullet : la montagne s’oppose à la ville, l’état primitif à la construction humaine et à la dénaturation du cadre originel qu’elle engendre. Dans La Comédie du travail, tout ce qui a lieu en ville a pour but de tromper la société, de profiter du système, des Assedic et autres assurances chômage, afin de réunir les fonds nécessaires en vue de partir et de repartir se perdre dans les montagnes, dans la nature, loin de la comédie absurde du monde. Dans Les Contrebandières, à la fin du film, après la poursuite et la longue dérive qui en a résulté, nos héros échouent dans un port. De ce lieu, la caméra pivote et découvre des immeubles, comme autant de blocs de béton alignés et identiques. Retour à la civilisation. Sous couvert de suivre les aventures de jeunes contrebandiers dans la montagne, le film, en dehors des enjeux narratifs, nous a fait découvrir cette nature, ces formes, ces lumières. Chaque endroit d’un paysage, s’il possède une spécificité, peut être inclus dans le film. À ces formes naturelles s’opposent donc les formes des constructions modernes de la civilisation, des paysages urbains. Lorsqu’une des contrebandières se résout à trouver du travail, Moullet montre à plusieurs reprises l’immeuble moderne dans lequel se trouve son bureau, dans un cadrage qui accentue l’aspect imposant du bâtiment. À la monumentalité de la montagne s’oppose la monumentalité des formes urbaines modernes. Nul doute qu’il ne s’agisse pas ici de goûter le design propre à cette architecture, mais bien de ressentir l’aspect inhumain et, pourrait-on dire, antinaturel de tels édifices. Les horaires, le travail, tout concourt à créer le cadre ennuyeux et insupportable de l’emploi de notre contrebandière. Mais la mise hors service d’une machine, dû sans nul doute à la négligence de cette jeune fille, met au chômage partiel toute l’entreprise, et conclut ainsi le film dans une sorte de happy-end à la fois gentil, radical, et comiquement immoral.
Rarement a‑t-on vu des images aussi laides que dans un film tel que La Comédie du travail. La ville, les rues, les bureaux, apparaissent tous d’un sinistre à peine soutenable. Tout ce qui a attrait à la civilisation, au monde du travail et à l’état, est visuellement comme en décrépitude. Déjà sensible dans ses films longs, l’aversion qu’éprouve le réalisateur pour le monde moderne est encore plus frappante dans ses courts métrages, dont certains sont des documentaires, même si la spécificité du regard de ce cinéaste trouble tout sentiment objectif. Un nombre non négligeable de ces films sont centrés sur le fonctionnement de villes, de supermarchés… À chaque fois, et notamment grâce à la voix inimitable de Moullet, nous est fait une description quasi chirurgicale de l’organisation absurde d’une ville du sud de la France, ou des gigantesques complexes de supermarché. La laideur, l’aspect inhumain des structures, la froideur des matériaux, et la soi-disant organisation rationnelle des espaces, de par la nature du regard qui est porté, ne peuvent apparaître que comme le fruit d’une immense bêtise inhumaine. Nul doute qu’il est plus sage de vivre dans les montagnes que dans cet immense « pouillerie », pour reprendre l’expression de João César Monteiro, autre cinéaste associable et burlesque. Comme si le réalisateur justifiait sa misanthropie et son asociabilité par de courts films illustrant la nullité d’un monde avec lequel il est plus sage de n’avoir que des contacts réduits.
La montagne, ultime refuge
Moullet est à la recherche d’un territoire primitif, d’une terre vierge vidée des hommes. Le paysage, notamment dans Billy le Kid, précède les personnages qui ne sont avant tout que des détails mouvants dans un cadre qui a pour but de magnifier la montagne. Ce sont les formes de la nature qui définissent le cadre. La nature était présente bien avant les hommes, et le sera après leur court passage. Mais étrange peut paraître l’homme qui préfère l’aspect escarpé et dangereux du mont à escalader, à la répétition et à la monotonie des transports en commun. Car si le chaos des villes dégoûte, l’aspect hostile de la montagne enchante. Comme le dit la charmante jeune femme de l’ANPE tombée amoureuse de notre chômeur professionnel dans La Comédie du travail, il semble moins dur de travailler que d’escalader de tels lieux. Cet homme n’est donc pas un paresseux, un fainéant, mais bien un individu incapable de supporter l’aspect rébarbatif et l’aliénation du monde professionnel. Il pourrait reprendre à son compte ce que dit l’un des protagonistes de La Collectionneuse de Rohmer : « Le travail c’est plus facile, on suit une pente. Il y a une paresse du travail. Le travail est une fuite en avant, une espèce de bonne conscience qu’on s’achète.» Mais c’est peut-être aussi l’aspect forteresse de la montagne qui contente à ce point ce réalisateur. Car en étant formée ainsi, elle n’est pas accessible à tous les hommes, et offre un havre de paix aux plus téméraires. Dans Le Prestige de la mort, un cinéaste interprété par Luc Moullet se fait passer pour mort afin de devenir culte, puis de réapparaître en vue de se voir débloquer tous les fonds qu’il souhaite pour réaliser une coûteuse adaptation. Une certaine haine de la société, d’un monde qui ne le considère pas à sa juste valeur et face auquel il se sent incompris, le pousse à élaborer ce stratagème machiavélique. Et, afin que l’on ne le retrouve pas, il se cache dans cette chère montagne, tel un banni, un résistant possédant un espace dans lequel la loi et l’ordre des hommes n’osent s’aventurer et lui imposer ses règles.
Que cela soit les contrebandiers, le chômeur professionnel dans La Comédie du travail, ou Billy le Kid, tous ces personnages vivent donc en marge. L’aspect plus mythologique de Billy le Kid peut surprendre, mais correspond en fait parfaitement à une certaine idée de l’individu propre à ce cinéaste. Billy le Kid est cet enfant tueur livré à lui-même, seul, perdu dans le désert, dans les montagnes. À la fois naïf et sanguinaire, Moullet se plaît à faire de lui un genre d’enfant triste et solitaire qui, suite à une rencontre avec une belle femme, s’éprend d’elle, et révèle ainsi sa profonde fragilité. En bon cinéphile épris de cinéma américain, il trouve dans ce personnage une sorte d’alter ego, et dans le western un genre qui contente son intérêt pour la thématique de l’individu seul face à la loi dans une nature désertique et rocailleuse. Dans L’Homme des roubines, un documentaire qui lui est consacré, Moullet ose même un parallèle entre le paysage américain propre aux western et les roubines (mélange de montagne et de désert se situant dans les Alpes du sud) dans lesquelles il a tourné une partie de ses films.
La compagne rebelle
Ce désir d’un retour à la nature, à la montagne, va de pair avec une certaine naïveté, un attachement à l’enfance et un rejet de la complexité absurde du monde adulte. Mais dans cette solitude, un tourment reste malgré tout présent : celui des femmes et du désir. L’amour fou qu’éprouve Billy le Kid pour la jeune femme qu’il rencontre révèle, à défaut des relations sociales standards, un profond attachement aux relations amoureuses. Et il y a, pourrait-on dire, un type de femmes propre à ce cinéma. Chez Moullet, pas de grandes divas, de femmes fatales, de Katharine Hepburn ou de Gene Tierney. Ces dernières ont trop à voir avec le monde, avec une certaine société et les différents codes qui la régissent. La mise en scène primitive de ce cinéaste va de pair avec un type d’actrices que l’on trouverait plus aisément dans le cinéma muet. Il y a toujours chez elles quelque chose du domaine de la femme-enfant, quelque chose proche de Mary Pickford ou des fiancées de Buster Keaton : petites, bouillonnantes, énergiques, drôles et pleines de caractère. Et certaines de ces femmes sont évidemment aussi anarchiquement sauvages que leurs homologues masculins. Dans Les Contrebandières, afin de vivre au mieux entre deux passages de marchandise, le jeune homme a aménagé pour sa charmante compagne un intérieur moderne, avec tout ce qui contente la ménagère. Mais cette jeune fille se lasse vite de ce confort et de ce matériel qui l’étouffent et l’emprisonnent. Elle jette alors la vaisselle, l’électroménager, tout ce qui l’encombre, jusqu’à se retrouver en sous-vêtements, jubilant de s’être libérée de tout cet attirail contraignant, de tous ces ustensiles qui la briment en lui rappelant constamment quel est son devoir de femme.
Pour les Parisiens, une chose reste à faire : découvrir l’œuvre d’un des plus grands cinéastes français et, disons le mot, d’un des plus grands rebelles. Cette rétrospective ira de pair avec la sortie d’un DVD chez Chalet Pointu, regroupant certains courts métrages, ainsi que la parution chez l’éditeur Capricci de deux ouvrages, dont nous reparlerons ici, l’un regroupant un choix important de textes critiques de Moullet, et l’autre consistant en un entretien du cinéaste avec Jean Narboni et Emmanuel Burdeau.