Les Rencontres Cinéma de Manosque s’ouvrent le 1er février pour une 24e édition. La manifestation est née en 1987 avec Jean Rouch comme parrain ; basée sur l’interaction et la volonté de porter un regard sur le monde, la programmation fait dialoguer les genres au croisement de l’imaginaire et du réel pour mieux explorer la diversité du médium cinématographique. Des Rencontres qui porteront particulièrement bien leur nom cette année encore.
Les Rencontres de Manosque sont l’occasion chaque année d’une rétrospective consacrée à un cinéaste en sa présence. L’an dernier, « L’œil kazakh » de Sergey Dvortsevoy était à l’honneur. En 2011, le regard se portera encore plus vers l’Orient en mettant le cap sur la Corée du Sud et Jeon Soo-il. Ce sera donc l’occasion de faire plus ample connaissance avec cet auteur peu distribué en France et dont on a pu seulement découvrir Destination Himalaya à la fin 2010 et La Petite Fille de la terre noire en 2009. Nous avions fait part de notre enthousiasme pour ce dernier film, une tragédie sociale poignante témoignant d’une qualité de regard évidente, d’un sens du réel doublé de celui d’une sensibilité romanesque. Autant d’ingrédients qui s’appliquent bien à l’esprit de la manifestation manosquine : une caméra faisant fonction d’accompagnatrice et de révélatrice du monde, un geste basé sur l’hybridation, le brouillage des stricts territoires fictionnels et documentaires.
Entre destins individuels singuliers et tableaux collectifs, les propositions ne manqueront pas par ailleurs pour faire ressentir les pulsations du monde. On peut citer à ce titre Zindeeq de Michel Khleifi, Chou Sar ? de De Gaulle Eid et À ciel ouvert d’Inès Compan. Ces battements se fondront en un fascinant contrechamp dans Le Plein Pays d’Antoine Boutet. Le geste cinématographique ethnologique aura droit de cité, notamment avec Le Chaman, son neveu… et le capitaine de Pierre Boccanfuso et Pudana, Last of the Line d’Anastania Lapsui et Markku Lehmuskallio. Entre toutes ces œuvres, la fragilité des existences soumises aux soubresauts d’un monde décidément bien imparfait pourra faire office de fil conducteur.
Narrer le monde, l’écrire et le réécrire avec la caméra, il en sera aussi question avec d’autres films et cinéastes, notamment le Kirghize Aktan Arym Kubat et son Voleur de lumière. Les Films rêvés d’Éric Pauwels, lauréat du prix des bibliothèques lors du dernier Cinéma du Réel, s’inscrit particulièrement dans cette tendance : une odyssée cinématographique où le réel est la source dans laquelle puise l’imaginaire. Le cinéaste belge organise par petites touches un voyage au pays des images, au sein desquelles il tisse sa toile depuis une petite maison bleue au fond d’un jardin. Cette toile pouvant aussi bien s’entendre comme le film lui-même, ou l’écran de sa projection. Avec un geste pourtant très différent, on retrouve cette manière de tisser un récit cinématographique ample de la part d’Emmanuelle Demoris. La réalisatrice viendra présenter, en avant-première, Paraboles, cinquième et dernier volet de Mafrouza, une saga qui tire son nom de ce bidonville d’Alexandrie situé sur les ruines d’une nécropole gréco-romaine. Il est presque logique – en tout cas cohérent – de retrouver Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán. Dans ce conte philosophique documentaire, l’infiniment grand et l’invisible dialoguent ; depuis le désert d’Acatama au Chili, une étonnante circulation se produit entre passé, présent et éternel.
À plusieurs titres, la présence de Luc Moullet justifie à elle seule le terme de Rencontres. Au sens d’un cinéaste avec son terroir bas-alpin d’élection , et particulièrement ici entre un lieu et un film, La Terre de la folie dont ce sera l’avant-première mondiale dans les Alpes de Haute-Provence, alors qu’il a été projeté jusqu’en Corée du Sud et au Mexique. Un documentaire à la sauce Moullet, c’est-à-dire aussi sérieux que loufoque, précis, fantaisiste et monomaniaque. Troisième type de rencontre : entre le réel et un film ; la séance sera sans doute tout à fait singulière puisque le cinéaste − exemples réels et argumentation à l’appui − établit que la folie, notamment meurtrière, s’avère surreprésentée au sein d’un pentagone incluant l’essentiel du département 04. Si la figure géométrique frôle Manosque sans l’intégrer, des séquences avec un criminologue s’y déroulent. On peut parier que de nombreux membres de l’assistance connaîtront tel ou tel protagoniste, victime ou coupable de la folie meurtrière locale supposée, ce qui peut laisser augurer des réactions passionnelles. Il s’agit d’un geste de programmation aussi osé que bienvenu, intelligemment accompagné d’autres films témoignant du lien indéfectible entre le cinéaste et la région. Ceci permettant de balayer le soupçon d’opportunisme envers un cinéaste qui serait venu poser sa caméra pour se repaître d’une réalité locale avec des intentions sensationnalistes. On pourra ainsi voir L’Homme des roubines de Gérard Courant, truculent portrait où Luc Moullet déambule dans son terroir comme un poisson dans l’eau. Il évoque par ce biais ses films qui ont pris place dans la région, dont Une aventure de Billy le Kid, Terres noires et Parpaillon – très singulier film de vélo montagnard – qui seront projetés lors des Rencontres, de même que Le Litre de lait.
La Terre de la folie s’adresse à chacun et à l’universel ; délimité manuellement sur une carte avec des punaises et un élastique rouge, le pentagone dispose de limites mouvantes que le cinéaste fait vibrer à plusieurs reprises – ça fait « dzoing ! » On interroge en fait autant les frontières de la normalité que celles de la folie. Et avant tout les siennes, puisque le film dresse en creux un autoportrait, comme en témoignent l’amorce et le final, ainsi qu’une troublante confession glissée entre deux récits macabres. Cet érudit de l’espace géographique qu’est Luc Moullet répond à beaucoup de questions en écrivant ceci : « Il est amusant de noter que ce film, axé tout entier sur la folie dans un pentagone très circonscrit (quatre-vingts kilomètres sur soixante de large) a fait l’objet de débats sur trois continents et dix pays […]. Mais c’est tout à fait normal : des films aussi localisés que Farrebique, Nanouk ou Bandits à Orgosolo ont fait le tour du monde. Si l’on étudie avec sérieux un microcosme, celui-ci conquiert une valeur de macrocosme, mieux que nombre de films cosmopolites très creux. » Qui dit mieux ? Dzoing !