La cinéphilie vit un « moment Luc Moullet » particulièrement intense en ce mois de mai. La rétrospective de ses 38 films au Centre Pompidou s’accompagne d’une actualité éditoriale foisonnante et de la projection de son dernier film, La Terre de la folie, à Cannes, ce mercredi 20 mai, dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. Témoin de l’âge d’or de la critique et de la cinéphilie des années 1950, il reste un observateur attentif et curieux du cinéma contemporain. Ce qui impressionne lorsque l’on rencontre Luc Moullet, ce sont ses yeux perçants, desquels émerge un regard décalé, singulier et passionnant sur le cinéma et sur le monde.
Une rétrospective au Centre
Voici un mois que la rétrospective au sein du vénérable Centre Pompidou a débuté, avec des salles très garnies, où l’on est notamment passé de la petite à la grande salle. Qu’est-ce que tout cela vous inspire ?
C’est assez étrange, j’ai connu une évolution qui ne suit pas la ligne courante des cinéastes normaux, qui ont une trajectoire centrifuge. Pour ma part, j’ai une progression centripète, je suis parti de l’extérieur, de pays lointains. Et au bout d’une cinquantaine d’années, me voici au centre de Paris.
Quels sont les pays où vos œuvres ont fait l’objet de rétrospectives ?
J’ai eu des rétrospectives à Prague, à Vienne en Autriche, à Pesaro en Italie, à Buenos Aires, à Montréal puis aux États-Unis.
Avec vos nombreux invités, vous êtes très présent pour accompagner et présenter vos films, est-ce une volonté de votre part ? Quel sens y donnez-vous ?
On me l’a proposé, j’ai dit oui. C’est assez amusant, ça ne me gêne pas. Puis je me suis aperçu que j’avais pas mal de défenseurs parmi les cinéastes et critiques.
On vous connaît critique, réalisateur et acteur, vous avez eu aussi une activité de producteur, notamment de Duras ou Eustache. C’est peut-être une lacune de cette rétrospective que de ne pas avoir fait entrer ces films…
J’ai évité de passer des films dont j’étais producteur, tout simplement parce que je n’ai eu guère d’influence sur eux, je fichais la paix aux cinéastes. J’en passe un tout de même, Le Cabot, parce qu’il a inspiré mon court métrage L’Empire de Médor. Le premier portait sur le meurtre d’un chien, et ça m’a amené à réfléchir sur l’attitude du milieu… euh non pas cinéphile, mais cynophile. Ce sont plutôt les circonstances qui m’ont amenées à devenir producteur, puisque je n’en trouvais pas après mes premiers films. Certains restaient inachevés, je les ai terminés par mes propres moyens, et j’ai donc sauté le pas. J’avais donc cette maison de production, ce qui fait des petits frais, j’ai alors accepté de couvrir des films. C’est-à-dire qu’ils avaient besoin, lorsqu’ils étaient déjà finis ou à la veille du mixage, d’un coup de tampon pour les organismes officiels. J’étais spécialiste du tamponnage, que je faisais moi-même, c’était des auto-tamponnages…
C’est aussi ce qui vous fait dire dans Notre Alpin quotidien que vous aviez peur de devenir un autre Claude Berri du cinéma français…
Oui effectivement, c’était une de mes grandes angoisses, de passer de films qui me tenaient à cœur à des activités purement commerciales. Mais je me suis pas mal débrouillé… On me proposait des accords pour les chômeurs, des couvertures, qui m’auraient rapporté pas mal. Et tout compte fait, j’ai réussi à m’abstenir de ce genre de décadence.
Cinéaste de la marge
Vous êtes catalogué comme étant seul cinéaste burlesque de la Nouvelle Vague. Au-delà de la très grande diversité de votre filmographie, comment définiriez-vous votre veine comique ? Qu’est-ce qui en fait l’essence ?
C’est difficile à dire parce que je n’ai pas d’effort à faire pour être comique. Je suis un personnage décalé qui n’appartient pas à une société précise, une sorte de compromis entre les paysans bas-alpins et l’intelligentsia critique des Champs-Élysées. Étant dans ce no man’s land, j’ai un regard oblique sur la réalité, un peu comme Cyrus. C’est ce qui fait que je trouve des choses comiques dans tout ce que je vois.
Est-ce que l’on peut tenter un rapprochement avec Jacques Tati et son principe de la démocratie comique, de la drôlerie qui émerge du réel…
J’ai bien sûr été influencé par Tati. La différence est qu’il est beaucoup plus fort que moi, puisqu’il n’a pas besoin de la parole, ou elle est inaudible. Alors que chez moi, le dialogue tient une grande importance. Mais nous avons la même volonté de mettre des gags dans nos films. Nous partageons également un souci particulier pour le son, mais aussi pour le vélo. Et bien évidemment le fait que nous jouons dans nos films.
Dans Genèse d’un repas, vous adoptez un ton toujours grinçant mais plus grave, moins comique…
Effectivement, même s’il y a des percées. Pour ce film, j’étais porté par la réalité puisqu’il s’agit d’un documentaire. Comme dans mon dernier long métrage, La Terre de la folie, qui passe mercredi à Cannes, il y a une réalité qui est souvent dramatique. Mais beaucoup de moments tragiques sont traversés par une drôlerie, qui procède souvent du regard même du spectateur. Tragique et comique sont toujours mêlés dans la réalité. Le 11-Septembre est un bon exemple. Je suis passé une fois à Wall Street, j’aurais pu être parmi les victimes. C’est forcément ressenti comme dramatique. D’un autre côté, il y a une dimension comique. Ce pays dispose de la bombe atomique et des armes les plus sophistiquées, puis ces mecs arrivent avec des cutters et bouleversent tout ; c’est le triomphe de David sur Goliath.
Pour revenir à Genèse d’un repas, il s’agit d’un film assez précurseur d’un genre aujourd’hui presque éculé, cette manière de suivre la chaîne alimentaire. Avez-vous vu ces films qui semblent hérités du vôtre ?
J’en ai vu certains, mais je suis, moi aussi, l’héritier de quelqu’un comme René Dumont qui a beaucoup travaillé sur les rapports Nord-Sud dans les années 1960 et 1970. Mais c’était la première fois que l’on faisait une analyse objective et synthétique au cinéma.
On peut évoquer Franju aussi…
Ses films sur les abattoirs ou les Invalides effectivement… Ils ressemblent à des films de commande, mais, au final, ils révèlent un tout autre aspect. L’art de Franju, celui d’Hôtel des Invalides, m’a été très utile pour Foix, qui a volontairement l’aspect d’un film institutionnel, mais qui n’en est pas du tout un.
La grande attention portée sur les lieux est une de vos principales marques de fabrique, la géographie, l’inventaire… On pense évidemment à La Cabale des oursins.
Dans le cadre des documentaires, je me fonde souvent sur des lieux, à partir desquels j’essaie de montrer tous les aspects. Pour que le film soit meilleur, je tente de ne rien oublier. Ce n’est pas toujours le cas dans les fictions. Quand j’adapte Henry James, les lieux ont leur importance, mais c’est un cadre assez secondaire.
Il y a chez vous cette volonté d’épuiser toutes les possibilités narratives, visuelles, comiques d’un lieu, d’une situation ou d’un objet. Vous êtes un grand marcheur, un arpenteur, y compris dans vos films, Essai d’ouverture en est un exemple probant.
Pour ce dernier, il fallait en effet que j’exploite toutes les possibilités dans la mesure où le sujet est une personne qui tente d’ouvrir une bouteille de coca. Ce qui n’est pas un sujet très large, je devais donc faire le tour de la question.
Vous avez fait tourner Claude Melki à deux reprises, dans Brigitte et Brigitte et Parpaillon, c’est un acteur qui s’est fait malheureusement rare. Est-ce que vous pouvez nous parler de ce comédien ?
Je l’avais découvert dans les films de Jean-Daniel Pollet, j’admirais beaucoup ce qu’il faisait. J’avais un projet de co-réalisation de films à sketchs, entre autres avec Pollet. Mais l’affaire traînait, alors je me suis mis à écrire les sujets de tout le monde, dont un pour Melki. Comme la production n’avançait pas, j’ai tout fait moi-même. L’avoir a été très intéressant et particulier. On ne peut pas lui demander de faire un cinéma dans les normes, dans la mesure où il change de comportement à chaque prise. Ce qui n’est pas évident pour les raccords, puisqu’il y avait toujours une multitude de propositions. Mais c’est ce qui fait son charme et son intérêt. Dès qu’il se trouve dans le champ, il se débrouille pour trouver quelque chose. C’est effectivement un des acteurs marquants du cinéma français, parmi Fernandel, Jouvet…
Quel regard portez-vous sur les carrières des auteurs de la Nouvelle Vague ? Est-ce qu’il y a un cinéaste dont vous vous sentez particulièrement proche ? On a cité Jean-Daniel Pollet…
Le rapprochement avec ce dernier ne me semble pas très évident. Nous avions Melki comme point commun. Pour une grande partie, le cinéma de Pollet est plus axé sur des images très travaillées au niveau de la lumière et du point, autour de la Méditerranée. Pour ma part, c’est beaucoup plus axé sur le dialogue. Pour l’anecdote, j’ai joué un petit rôle dans un de ses films, L’Amour c’est gai l’amour c’est triste.
Pour en venir à l’économie des films, on sent chez vous une sorte de pauvreté revendiquée et libératrice. Est-ce vraiment assumé ? Avez-vous rêvé un jour d’une super production ?
Je me sens un peu dans la même position que Rohmer qui fait des films peu coûteux. Étant d’origine plébéienne, je n’ai pas l’habitude d’avoir des décors et des costumes fastueux, je mène une vie assez simple. Tourner avec peu de moyens ne me dérange absolument pas. Si je devais filmer deux milliers de figurants dans des palais, ça me serait sans doute difficile. Avoir trop d’argent peut être assez dangereux dans le cinéma. On s’aperçoit souvent que les films les mieux dotés financièrement sont aussi les plus mauvais de leurs réalisateurs. Il faut savoir maîtriser ces moyens, puis le cahier des charges devient alors très contraignant. Je me souviens de la phrase de Doillon à Brisseau : « Évite de faire des films de plus de dix millions de francs, sinon on va te faire chier. »
Donc vous êtes particulièrement tranquille…
Oui, oui.
Et d’ailleurs, d’une certaine manière, cette économie vous rend hommage, puisque votre rétrospective a réuni plus de monde que celle qui est consacrée à Cecil B. DeMille à la Cinémathèque…
Oui, et c’est assez scandaleux que je fasse plus de spectateurs que DeMille. Remarquez, il en a fait pas mal précédemment…
On a évoqué rapidement votre prochain film, La Terre de la folie, est-ce que vous pouvez le présenter ?
Il s’agit d’un documentaire à propos de la folie dans les pré-Alpes françaises. Il est basé sur des entretiens de témoins de ces actes.
La folie est un thème assez transversal dans votre œuvre. Si je puis me permettre, quel rapport entretenez-vous avec elle ?
Oh ! transversal, il ne faut pas exagérer… Il peut y avoir effectivement des références à la folie. Mais elle est très présente dans mon lieu d’origine, et comme j’ai des parents qui viennent de cette région, j’en ai subi des contrecoups, mon frère aussi d’ailleurs. C’est une forme de folie douce, bienfaitrice, sans laquelle j’aurais fait professeur de géographie, et non cinéaste. La Terre de la folie part d’un exemple dans ma famille ; un cousin, dont le garde champêtre avait déplacé sa chèvre de dix mètres, a pris sa pioche et tué cet inconvenant ainsi que le maire et la mairesse.
Critique et cinéphile d’hier toujours en place
Dans le cadre d’une carte blanche vous avez choisi des films de Mikhaël Hers et Ismaël Ferroukhi. Qu’est-ce qui vous attire chez ces réalisateurs ? Sentez-vous une forme de filiation plus ou moins secrète ?
Non, ce qui m’intéresse est justement le fait qu’il n’y ait aucun point commun. Hers est très fondé sur un tempo lent qui s’adapte tout à fait à la vie telle qu’elle est. Alors que mes films se basent sur le gag. Et le lieu est très différent puisqu’il s’agit de l’Ouest parisien, qui n’a rien à voir avec les Alpes du Sud, ou même le quartier d’Aligre, où je vis à Paris. Quant à Ferroukhi, qui est d’origine maghrébine, il développe des thématiques qui m’intéressent. Mais il se penche aussi sur la vieille France, comme son film sur Jean Renoir.
Vous êtes très curieux du cinéma contemporain, votre approche n’est pas du tout passéiste. Comment découvrez-vous ces films ?
J’ai découvert Hers car il était nominé pour le César du court métrage. J’ai été très intéressé car la réaction de la salle était très défavorable. Et quand ce n’est pas justifié, on prend violemment parti, par réaction, cela m’était déjà arrivé plusieurs fois. Plus globalement, ces films m’ouvrent des horizons, ils donnent à voir des mondes nouveaux, notamment l’approche de la réalité, aussi quant à la manière de tourner un film. Concernant Le Grand Voyage de Ferroukhi, j’ai été attiré par des critiques positives, et le film m’a beaucoup étonné. On part sur l’itinéraire de deux personnages pendant 1h15, ça a l’air d’un road film intimiste, puis on aboutit à un plan où il y a 500~000 ou un million de personnes. Ce qui fait un grand effet.
Dans Notre Alpin quotidien, vous dites que vous étiez le cinéphile le mieux documenté de Paris. C’est pour cette raison que vous êtes entré aux Cahiers du cinéma à l’âge de 18 ans. Quelle était cette documentation ? Comment l’avez-vous constituée ?
Lorsqu’on est lycéen, on est amené à fréquenter les bibliothèques. Au lieu de faire mes versions latines ou grecques, j’allais y chercher les traductions, ça me faisait gagner beaucoup de temps pour aller au cinéma. Je savais donc me servir d’une bibliothèque, je pouvais y trouver la documentation sur les films, à Paris ou même ailleurs. Ce que d’autres ne faisaient pas. Paradoxalement, Truffaut, même s’il a une bibliothèque à son nom, est né d’une culture populaire et ne connaissait pas l’usage de ces lieux. Par contre, Rohmer les fréquentait, je l’ai rencontré plusieurs fois à la Nationale, mais il ne cherchait pas forcément à recueillir une documentation sur les films ou les réalisateurs. Puis il y avait un peu de paresse, ils étaient surtout intéressés par le fait de parler des films qu’ils aimaient. J’ai donc profité de cette carence. À l’époque, c’était très dur de savoir quels films avaient réalisé un cinéaste. C’est de cette façon que j’ai pu faire une filmographie de Ulmer, qui valait son pesant d’or. Et c’est ainsi que je suis entré aux Cahiers du cinéma.
Pouvez-vous évoquer l’atmosphère de cette rédaction des Cahiers ? Comment se faisait la répartition des films et des articles ?
Pour ma part, ça a été peu à peu. Au départ, j’étais sur un strapontin, grâce aux filmographies que je constituais, aussi aux notules. Je fréquentais beaucoup la bibliothèque américaine, j’y trouvais de la documentation sur les grands cinéastes que je pouvais traduire, ce qui faisait une plus-value. Truffaut était rebelle aux langues étrangères… Les ténors de la rédaction n’avaient pas le temps ni l’envie de parler de tous les films. J’ai commencé avec les films et les réalisateurs secondaires ou inconnus, puis lorsqu’ils sont tous passés à la mise en scène, j’ai occupé les places vides. Par ailleurs, j’avais commencé à travailler pour d’autres revues, notamment Radio Cinéma, l’ancêtre de Télérama. Il y avait aussi des astuces pour être le premier, proposer un texte en passant devant les autres ; comme aller voir les films à Londres ou à Bruxelles trois ou six mois avant.
On a une idée de cette stratégie avec Les Sièges de l’Alcazar, dans lequel vous dressez un portrait de cette cinéphilie des années 1950…
Oui, il y avait un côté compétitif. Il fallait trouver et découvrir les films intéressants. Parfois certains sortaient seulement en banlieue, et non à Paris. Il fallait éplucher les programmes. C’est ainsi que j’ai fait mes premières critiques dans Radio Cinéma, parce qu’il y avait des films oubliés.