Les temps changent, bien sûr, et les producteurs tirent la gueule quand il s’agit d’ouvrir le portefeuille afin de lâcher de la tune à un vieux cinéaste qui, bien que culte, ne semble pas faire tous les efforts du monde pour remplir les salles. Luc Moullet en est là. Le combat a toujours été celui-là : qui aura le courage ou la gentillesse de produire des films considérés comme étant de véritables ovnis dans le paysage cinématographique français ? Mais Luc Moullet a une idée de génie : il décide de passer pour mort puis de réapparaître afin de se faire un gros coup de pub qui, selon ses dires, lui permettra d’obtenir tous les fonds qu’il désire.
Luc Moullet n’est pas mort. Il a des projets, et notamment celui de réaliser l’adaptation d’un classique de la littérature anglaise. Mais pour cela, il faut de l’argent, des producteurs, des gens qui acceptent d’investir dans un projet cinématographique qui, étant donné l’état du monde, est voué à l’échec. Pour monter un tel projet dans l’état actuel des choses, il est impératif de faire quelques concessions, notamment dans le choix du casting, en confiant les rôles principaux à des acteurs habitués au box office. Mais Luc Moullet fait la grimace. Ce n’est pas un violent, un dur, un poète maudit contemplant l’océan du haut de falaises impérieuses. Tout est minimaliste chez Moullet, la grandeur comme le refus. Une grimace comme un coup d’éclat est le signe d’un rejet et d’une intransigeance. Chez Moullet, la grimace est comique, burlesque, elle n’a l’air de rien, mais implique bel et bien la même résistance et la même force que le poing serré d’un personnage dans un film des Straub.
Moullet se retrouve continuellement face à un dilemme : comment gérer le peu d’argent que l’on veut bien lui donner, comment l’investir ? Il s’agit pour lui de savoir quelles sont les choses essentielles et celles dont on peut se passer. Comment sacrifier certains aspects de l’œuvre sans dénaturer l’ensemble ? N’ayant aucun avancement pour effectuer des repérages, Moullet décide de partir à ses frais. Il met lui-même son argent en jeu pour aller au bout de son projet. Mais lors de ce repérage dans les montagnes, le destin se charge d’intervenir et lui donne une idée de génie, un peu à la Profession : reporter : croisant un cadavre sur sa route, Moullet échange ses fringues, prend l’identité du défunt afin de se faire passer pour mort. Au point où il en est, seule la mort pourra attirer l’attention sur lui, le ranger au panthéon des grands cinéastes français. Moullet compte sur l’hypocrisie générale pour se relancer car, une fois mort et reconnu, il pourra réapparaître et se voir attribuer alors tous les crédits qu’il souhaite pour faire ses films. Du moins c’est ce qu’il croit !
Antonioni donc, mais aussi très « langien » est ce type d’attitude : à l’instar de Furie, Moullet veut tromper le monde afin de se venger du monde, par désespoir et par cynisme. Mais si le héros langien peut un temps croire que l’univers est dans ses mains et qu’il en tire les fils, le spectateur, ici, voit bien que Moullet est rapidement et totalement dépassé par le plan machiavélique qu’il a à la hâte ériger dans son cerveau certes génial, mais peu habitué à concocter des projets dément à la Mabuse. Chez Lang, tout s’enchaîne avec une logique implacable, chaque plan et chaque geste appellent le suivant. Chez Moullet, chaque geste est raté, tous les pétards sont mouillés, et tout avorte. Simple exemple : alors qu’il s’apprête à partir de chez lui, Moullet descend un sac poubelle et, au moment de le mettre dans la benne, se trompe et jette un de ses sacs de voyage.
Le burlesque de Moullet, c’est le burlesque du cadre, d’un corps errant dans un espace défini. Le cadre est ici incroyablement vide et impersonnel, et ce à un tel point que cela peut parfois créer un sentiment de malaise. De Chaplin à Keaton en passant par Monteiro, ces cinéastes acteurs ont compris qu’un certain dépouillement du cadre était plus à même de mettre en avant une gestuelle adroite, maladroite, ou tout simplement particulière, conçue comme autant de fines dissonances dans l’espace social méticuleusement réglé. Moullet est toujours de trop dans l’espace. Son corps, ses gestes, sa voix et son accoutrement absolument ridicule sont le symbole du perpétuel décalage qui existe entre lui et le monde.
Moullet, avec ce film, évoque de façon comique le sort des cinéastes en marge, mais semble aussi donner une gentille leçon de loufoquerie au cinéma français. Moullet va au bout de lui-même, comme sourd à tout ce qui pourrait être dit, à tout ce qui pourrait venir de la part de ces gens qui gravitent comme autant de parasites autour des cinéastes. Moullet, comme Tati, est un obsessionnel, un intransigeant, une personnalité unique. En France, certains se plaignent et considèrent que la comédie n’est pas assez prise au sérieux. Peut-être… encore faudrait-il que ces gens-là fassent preuve d’une réelle ambition comique et se révèlent être de véritables cinéastes.