Avec O Fantasma puis Odete, João Pedro Rodrigues fit une entrée tout à fait fracassante au panthéon d’un cinéma d’auteur exigeant, singulier et passionnant. Mourir comme un homme semble parachever un itinéraire vers les sommets cinématographiques, on y trouve associées l’amplitude des grandes tragédies à la cohérence de propositions plastiques d’une richesse exceptionnelle.
Un genre de tragédie
On a envie, d’emblée, d’évacuer une question, pesante dans le sens où elle limiterait la lecture de cette œuvre splendide, en ferait le film d’une communauté ou d’un genre sexuel ; alors qu’il n’y a pas plus universel que les thèmes qui se déploient dans Mourir comme un homme. Considérer le cinéaste portugais comme l’icône arty d’un cinéma LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels) serait l’enfermer dans une niche cinématographique, alors qu’il s’agit pour lui de questionner, sous une forme particulière et parfois provocante par sa crudité, les désirs, la relation à la norme ; ce qui concerne, c’est à espérer, tout un chacun. En cela on peut l’associer, aussi dissemblables soient-ils, aux films de Lionel Baier, particulièrement Garçon stupide, ou encore Comme des voleurs (à l’Est). Bref, les œuvres de João Pedro Rodrigues méritent d’être vu comme du cinéma tout court.
Tonia est une figure de la nuit lisboète, une star vétéran des spectacles de travestis. Au cœur de la quarantaine, tutoyant peut être bien la cinquantaine, elle s’accroche à cette gloire passée alors que la déchéance guette. Cette dernière réside notamment dans le corps sculptural d’un travesti noir d’une hallucinante beauté, corps fin et musculeux, jambes interminables, extraordinaire finesse des traits. Jenny participe à la même revue que Tonia, il est évident que c’est la première qui rince désormais les yeux des spectateurs, la seconde n’a plus le droit qu’à la sympathie que l’on accorde, en toute sincérité, à une vieille copine. En contrepoint, le corps de Tonia part en vrille ; difficile pour elle de soutenir cette vision des plis qui se forment dans le cou, mais ce n’est rien comparé à ce sein siliconé duquel s’écoule un épanchement plus qu’inquiétant. Parmi les nombreuses composantes de la tragédie qui se joue dans Mourir comme un homme, il y a ce croisement de la trajectoire de ces deux corps.
Le cœur de la tragédie est celui du devenir de ce corps, selon une dynamique contradictoire. D’une part la dégradation, il s’agit d’un corps qui entre en pourrissement, ces écoulements de sa poitrine infectée renvoient clairement à la putréfaction. Et la transformation d’autre part ; Rosário, son compagnon, presse Tonia de se soumettre à l’opération qui fera d’elle définitivement une femme. En cela l’enjeu de Mourir comme un homme est très simple : vais-je mourir en homme ou en femme ? On note la présence des adjuvants du schéma actantiel de la tragédie. Dont l’apparition du fils, soldat déserteur, violent et meurtrier, sans foi ni loi ; d’où la question du sacrifice de la progéniture. De même que l’amour passionnel, autant marqué par une pulsion de mort que de vie, avec Rosário, toxicomane et ange déchu qui voisine l’âge de ce fils. On pourrait presque considérer que la question de l’inceste s’inscrit en filigrane ; Phèdre n’est plus très loin… Puis se greffe le dialogue avec l’ordre divin, Tonia étant fervente catholique. Autant d’éléments d’un dilemme inextricable, qui reprennent donc les catégories de la tragédie au sens classique.
Théâtre des opérations
Déjà adepte du glissement, de manière très marquante dans O Fantasma avec ce personnage devenu une créature de désir, lancée dans une errance en étant captif d’une combinaison intégrale en latex, João Pedro Rodrigues approfondit cette idée avec Mourir comme un homme ; à la manière d’un travesti, le film dispose d’une garde-robe très variée tout le long de son déroulement. C’est le cas dès le prologue, dans lequel on est plongé dans une jungle baignée par la nuit, où l’on suit une compagnie de bidasses en opération. Nuit et forêt n’ont sans doute pas été aussi bien filmées depuis la deuxième partie de Tropical Malady d’Apichatpong Weerasethakul. On y songe parce que visages et silhouettes sont découpés par de fines lignes lumineuses, tout est rendu dans un mélange savant de nervosité, de tension et de sensualité latentes. Théâtre des opérations, mais aussi la guerre comme lieu d’expression d’une virilité et d’une masculinité exacerbées, jusqu’à ce que deux soldats accomplissent un devoir pas plus militaire qu’hétérosexuel…
Étrange ouverture que celle-ci, mais elle permet de placer Mourir comme un homme sur le terrain du conflit. Mais pas sur celui que l’on pourrait penser, la guerre. Ici l’ennemi est invisible, quelques fusils crépitent plus ou moins au loin. Non, le conflit est dans les personnages, cette forêt s’avère un théâtre des opérations intérieures. Les deux amants militaires aboutissent sur le seuil d’une maison isolée où vivent deux travestis que l’on retrouvera plus en aval. Le film bascule ensuite, après un bref générique, dans un cabinet médical : la caméra est braquée sur les mains d’un médecin expliquant à Tonia (hors champ comme son interlocuteur, mais on comprend ensuite qu’il s’agit bien d’elle), en pliant et repliant une feuille de papier, comment passe-t-on à coups de bistouri du pénis au vagin. Autre théâtre des opérations, début du récit d’un conflit à l’intérieur d’un corps.
Quelle forme pour quel corps ?
À la question du travestissement du genre sexuel, enjeu du récit, João Pedro Rodrigues déploie un principe d’incertitude cinématographique. On a pu noter ces derniers temps combien certains films à dispositifs pouvaient se trouver vampirisés par eux, aboutissant à l’incapacité, l’échec, l’impossibilité − un peu tout à la fois − du cinéma à prendre en charge et à délivrer un récit. Nous l’avions noté par exemple à propos de Shirin d’Abbas Kiarostami, avec plus ou moins de sévérité, ou encore plus récemment Le Procès d’Oscar Wilde, réalisé par Christian Merlhiot.
Il est certain que le transformisme cinématographique mis en œuvre ici trouve justement un point d’équilibre en étant au service du récit – la transformation d’un corps justement, en dialoguant avec lui, le nourrissant parfois d’empreintes visuelles époustouflantes de virtuosité et d’inventivité – se situant aux antipodes de la gratuité du geste ou de la recette cinématographique. Face à ce personnage qui se cherche un corps, le cinéaste est la recherche d’une forme pour prendre au mieux en charge ce récit. Tonia hésite, est en conflit avec elle-même, la forme de Mourir comme un homme ne pouvait qu’être marquée par ces mêmes données.
Parmi les nombreuses composantes, on retrouve la marque des métrages précédents, dans une forme de continuité. Un ancrage dans un réel très cru avec ses percées poétiques, capté avec une photographie âpre, une image légèrement granuleuse, ceci trouvant sa plus forte expression dans la plongée nocturne dans un monde interlope, pour ne pas dire glauque, à côté du monde plus que dedans. C’est par exemple le cas lorsque Tonia, morte d’inquiétude, part à la recherche de Rosário, lequel est retrouvé estourbi sur un trottoir après qu’il s’est administré un shoot monumental dont on croit qu’il va avoir raison de lui.
Transciné
Les basculements vers d’autres registres sont donc ici très marqués. Outre ce qui a déjà été mentionné, on est parfois en présence d’une imagerie flamboyante et baroque, pensons notamment aux scènes dans les coulisses du cabaret, où l’on s’apprête, aussi où l’on fait l’expérience, face au miroir, de la dégradation du corps. Mais également où on le maquille pour perpétuer une superbe qui s’échappe. Dans quelques scènes, la comédie musicale a aussi voix au chapitre, renforçant une dimension mélodramatique très palpable. Signalons que le spectacle lui-même (celui que Tonia interprète dans le cabaret) est toujours maintenu hors champ, car la scène où se joue la tragédie de Tonia est désormais le monde.
Puis surgit un fantastique onirique lorsque Rosário et Tonia s’échappent de Lisbonne et finissent par s’égarer dans une forêt qui s’épaissit, devenant plus belle mais aussi plus étrange. On y retrouve Maria Bakker et Paula, les deux travestis de la première séquence « guerrière », qui y mènent une existence hors du monde, à la fois simple (cultiver son jardin) et sophistiquée (on y déclame de la poésie en allemand – pour, s’il en était besoin, un clin d’œil fassbinderien). Cette partie en forêt se joue dans un univers trouble, un de ces lieux inquiets et enchanteurs, mais desquels on ressort avec, comme Alice de Wonderland, les clefs d’une énigme sur soi-même. La forêt comme révélateur des conflits internes, un théâtre des opérations, on y revient.
Au bout de ce cheminement − contenant notamment une merveilleuse séquence dans laquelle on passe d’une nuit américaine classique à un filtre rouge (la lune se teinte de cette couleur d’une manière inexplicable), où une musique descend du ciel sur des personnages figés dans les sous-bois −, Tonia n’appartiendra déjà plus à l’autre monde. Le réel de sa petite baraque de la banlieue de Lisbonne, il faudra pourtant y remettre les pieds avant le quitter définitivement, et mieux. Ne reste plus qu’à y faire défiler le temps, la vie, dans un jardin secret enfoui. Reconstitution d’une existence, ordonnancement, comme une intégrité retrouvée. Si le choix de Tonia, celui de mourir en homme, semble relever d’une forme d’ordre moral, la véritable réponse au dilemme tragique est cinématographique et réside en une séquence finale virtuose : la cohabitation des deux corps de Tonia, l’un homme, l’autre femme, dans la continuité d’un même plan. Le cadavre, costume et cravate, de celui qui est redevenu Antonio repose aux côtés de Rosário, mais sur eux veillent le chant, le corps et l’âme de Tonia, éternelle et digne.