Quiconque viendrait découvrir le premier film de l’ancien avocat bostonien Frederick Wiseman, pour y trouver les fondements de sa méthode documentaire à présent éprouvée, devrait s’attendre à un choc. Dans ces images de l’hôpital psychiatrique annexe de l’Institution Correctionnelle de Bridgewater (Massachusetts) où il fut autorisé en 1966 à s’introduire avec le cameraman John Marshall, on reconnaît difficilement la sérénité qui caractérise les patientes explorations futures d’institutions comme l’Opéra de Paris ou l’Université de Berkeley. Ici, la caméra branle, zoome et dézoome, s’avance au gros plan, change de direction sans prévenir, reproduisant par là quelques symptômes familiers du cinéma direct que le cinéaste fera disparaître par la suite. Il faut dire que le confort de l’installation cinématographique n’y fut pas le même, offrant moins de place à la patience : la visite de Wiseman et Marshall à Bridgewater fut soigneusement encadrée par le personnel pénitentiaire qui accompagnait constamment cette équipe de deux et déterminait sur place quels malades/détenus étaient en mesure d’être filmés. D’où l’agitation, la vivacité nécessaire pour recueillir un maximum d’images et de mots en peu de temps — vingt-neuf jours de tournage. Ce fut au montage que Wiseman se paya le luxe de la patience — un aspect de sa méthode qu’il a conservé jusqu’à ce jour — consacrant une année entière à réduire toute la pellicule accumulée aux quatre-vingt-quatre minutes du film qu’il avait finalement choisi de constituer. Et il lui fallut encore plus de patience après : l’État du Massachusetts ne goûta guère le travail terminé, dont il fit bloquer par la justice la distribution publique. On accusait le film de violer l’intimité et la dignité des patients — alors que légitimé par toutes les autorisations nécessaires, il ne faisait que retranscrire cette violation même. Quand cette censure fut levée en 1991, la dégradation que l’œuvre exposait des grandes institutions psychiatriques aux États-Unis avait fini par être communément reconnue.
Un autre effet de cette urgence de filmer qui démarque Titicut Follies d’autres réalisations de Wiseman, c’est qu’on ne s’attarde pas sur le lieu. De l’hôpital, on ne retiendra pas vraiment l’architecture, la structure, la façon dont l’organisation qui l’habite l’investit et s’y subdivise, mais plutôt le grouillement de l’activité en son sein. Ici, la caméra, confinée avec les occupants, appuie son attention sur eux : les hommes, les corps, le rapport de soumission.
L’hôpital se moque de la charité
Car ce que Wiseman capte en ces murs et choisit au montage de faire son sujet, c’est bien cet étrange exercice du pouvoir par une institution médico-pénitentiaire sur une masse humaine qui, bien qu’agitée de toutes sortes de troubles, n’en est pas moins désespérément malléable à l’assujettissement, voire à la chosification. Par l’autorité de ses médecins et de ses gardiens, le pouvoir commande l’exhibition des corps nus, l’énumération méthodique et sans chaleur des troubles sexuels (avec un froid accent européen), l’alimentation forcée. Face à lui, peu d’étincelles de rébellion : même les éclats verbaux des malades visent au hasard et raisonnent dans l’indifférence générale. À la fois condamnés par la justice et minés par les troubles mentaux, ceux que cet hôpital accueille n’ont pas vraiment le même statut que des prisonniers ordinaires : leurs chances de sortir de ces murs sont encore moindres. Et l’exercice du pouvoir sur eux semble prendre acte de ce destin tracé, en prenant ces individus comme des corps à traiter et leurs âmes comme une liste de symptômes et de traumatismes, et ce jusqu’à leurs dernières heures. C’est la direction prise par le montage du film, quand il exprime l’aspect répétitif des scènes de la vie hospitalière (déshabillages, consultations, promenades dans la cour), et quand, pour figurer la sortie de ce cycle par l’issue la plus probable (entre quatre planches), il alterne les plans de soins mortuaires avec ceux d’une intubation forcée de nourriture sur un autre patient bien vivant. L’institution ne fait guère de différence entre les vivants et les morts — les visages blanchis des détenus chantant dans la troupe montée par l’hôpital (et nommée « Titicut Follies »), dont les numéros ouvrent et ferment le film, en sont un augure supplémentaire.
La vérité se moque de l’hôpital
Ce montage alterné de l’intubation et de la mise en bière fait partie d’une poignée de signes qui interpellent dans le film, parce qu’ils font montre d’un parti-pris de cinéaste que Wiseman, dans sa filmographie, aura rarement rendu aussi visible. Certes, son cinéma documentaire a toujours fait preuve de ce savant équilibre entre la vérité non influencée du sujet filmé et le parti-pris nécessaire du filmeur. Mais il est rare que ce dernier ressorte de façon aussi démonstrative que dans ce choix de montage particulier. Quand on écoute en outre les dérélictions d’un certain patient mixant dans leur non-sens les noms de Jésus, de présidents américains, du Vietnam et d’autres figures d’actualité, on ne peut s’empêcher de trouver dans Titicut Follies un esprit contestataire plus prononcé qu’à l’accoutumée chez le cinéaste. On goûtera la malice finale avec laquelle il tourne une certaine obligation judiciaire. La décision qui rétablit la diffusion du film en 1991 imposa de le conclure avec un carton déclarant que « des améliorations [avaient] eu lieu dans l’Institution depuis 1966 ». Ce fut chose faite, mais en faisant précéder ce carton d’un autre répétant mot pour mot le texte en précisant qu’il était le fruit d’une décision de justice — une répétition qui sonne comme un reniflement de défi à l’adresse de l’arbitraire, celui-là même que le film s’est de bout en bout attaché à exposer.