Être un réalisateur respecté, voire vénéré, donne-t-il tous les droits? C’est l’une des questions que l’on peut se poser après avoir vu Le Cinquième Empire, dernière œuvre du prolifique Manoel de Oliveira, fringant metteur en scène portugais de 97 ans qui, par son cinéma austère et hors modes, a réussi à séduire nombre de comédiens (Catherine Deneuve, John Malkovich, Michel Piccoli, Chiara Mastroianni…) et d’aficionados. L’engouement suscité à Cannes il y a cinq ans pour La Lettre, son adaptation de La Princesse de Clèves, montrait qu’à presque cent printemps, Manoel de Oliveira n’avait rien perdu de sa maestria.
Les choses se corsent considérablement avec ce Cinquième Empire. On peut s’interroger sur ce qu’il reste de cinématographique dans cette adaptation incroyablement figée de la pièce de théâtre de José Régio sur la folie mystique d’un roi portugais du 16ème siècle. L’idée de voir se télescoper deux univers diamétralement opposés (le cinéma minimaliste de Manoel de Oliveira d’un côté, une littérature foisonnante de détails historiques et de dilemmes shakespeariens de l’autre) était séduisante. Au bout du compte, il n’en reste rien, ou presque. Ce qui surprend le plus ici, c’est l’absence totale de point de vue de la part de Manoel de Oliveira. Les premières minutes intriguent : dans une pénombre quasi intégrale, à peine éclairée par les projections d’une lune artificielle, les comédiens amorcent avec panache ce qui semble être une relecture portugaise de Hamlet. Un parti pris osé qui, malheureusement, ne tient pas la distance. Très rapidement, le film s’installe dans un style télévisuel (fadeur de l’image, pauvreté des décors et des costumes) qui s’apparente plus à une sorte de résignation de la part du réalisateur qu’à une véritable vision globale de son œuvre.
En effet, pendant les deux heures sept que dure le film, Le Cinquième Empire est une simple succession de plans fixes, dans lesquels les comédiens débitent leur texte de façon ampoulée et caricaturale, comme une parodie de mauvais théâtre. En guise de mise en scène, Oliveira se contente d’alterner plans serrés et plans d’ensemble et ose, de temps à autre, quelques ralentis, comme par exemple cette épée lancée dans les airs qui atterrit lourdement sur le sol, une image surgie de nulle part qui semble indiquer que de temps en temps, Oliveira se souvient qu’il n’est pas à la Comédie Française mais en train de réaliser un film. Car le problème est bien là: quel intérêt à adapter au cinéma une pièce de théâtre si c’est pour se contenter de poser la caméra et la laisser tourner en attendant que le temps passe? C’est en tout cas l’impression qui se dégage de ce Cinquième Empire qui, à force d’enchaîner les tableaux sans âme dans lesquels des silhouettes amorphes semblent attendre que le temps passe, perd totalement l’intérêt que le matériau de base pouvait représenter au départ. Dommage pour l’œuvre, dommage pour Manoel de Oliveira et surtout, dommage pour nous.