Sorti en 1951, le premier film en couleur de Jean Renoir était aussi son préféré. Adapté du roman de Rumer Godden, avec qui il écrivit le scénario, Le Fleuve est son seul film tourné en Inde. Il trouve pour cadre les rives du Gange, peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Il n’existait jusqu’à présent qu’une seule édition du Fleuve, et on la devait à l’excellent éditeur américain Criterion, qui avait sorti l’an dernier une édition de référence, agrémentée de nombreux suppléments (un entretien avec Rumer Godden, un document d’époque montrant Renoir parlant de son film, et une interview de Martin Scorsese, qui a joué un rôle important dans la restauration du film). L’édition que sort aujourd’hui Opening, sous une jaquette hélas beaucoup moins prestigieuse que celle de son homologue américain, ne contient comme réel supplément, outre la filmographie de Renoir, qu’une interview, mais celle-ci s’avère tellement riche qu’elle rend ce DVD incontournable. En 53 minutes, l’historien du cinéma Jean Collet, auteur notamment de livres sur Truffaut et Ford, revient de façon passionnante sur la genèse du film, sur sa place dans l’œuvre et dans la vie de Renoir, tout en en livrant une fine analyse.
Cette interview était nécessaire pour aider le spectateur à mieux percevoir le film (et lui donner au passage l’envie de le revoir), tant, comme le remarque Jean Collet lui-même, le film peut dérouter lors d’une première vision, notamment à cause de son rythme lent, dénué de suspense et d’intrigue. Il faut savoir se laisser bercer par le rythme si particulier du Fleuve et sa succession de scènes a priori sans lien les unes par rapport aux autres, qui lui donne ce côté décousu et désordonné.
Premier film en Technicolor de Renoir (dont il a cherché à gommer et à pasteliser les couleurs saturées), Le Fleuve est un film impressionniste. Dès ses premiers plans (des jeunes femmes dont nous ne discernons que les bras dessinent sur la terre, à base de farine de riz et de lait, une magnifique rosace blanche), le film s’inscrit en effet sous le signe de la peinture, et donc sous le signe de son père, qu’il admirait et à qui il consacrera quelques années plus tard un livre, Pierre-Auguste Renoir, mon père.
L’histoire en soi n’a rien de passionnant et ne sera donc qu’un prétexte pour Renoir, qui cherche avant tout ici à livrer un objet cinématographique dont l’esprit serait identique à celui qui animait les tableaux de son père. Véritable réussite visuelle, cinquante-cinq ans plus tard, la poésie est intacte.
Ainsi, ce n’est pas dans son histoire que réside l’intérêt du film. Une question se pose alors : pourquoi avoir choisi d’adapter ce livre en particulier et avoir passé cinq années à en peaufiner le scénario avec l’auteur elle-même, Rumer Godden ? Jean Collet livre quelques clés. Le héros du film est un homme blessé, qui a perdu une jambe à la guerre. Renoir est lui-même passé proche de l’amputation pendant la Première Guerre mondiale. Il est intéressant de noter que le choix de l’acteur pour incarner ce rôle s’est porté sur Thomas Breen, qui était réellement handicapé. Un autre personnage, Mélanie, quant à elle déchirée entre deux cultures, à la fois indienne et anglaise, permet à Renoir d’évoquer le motif de l’étranger qui lui est cher, lui qui est parti travailler à Hollywood en 1940, et de s’interroger sur une question primordiale au sein de son œuvre : comment trouver sa place dans le monde.