C’est un geste auquel le cinéma classique nous a habitués que de confronter le premier et le dernier plan, histoire de voir ce que le premier plan disait du film entier, ou de mesurer, à terme, le chemin parcouru. Le premier plan du Monde de Dory, a priori étranger à la morale classique, est peu surprenant : l’immensité océanique se déploie en un grouillement de formes et d’espèces éclatées, les rayons du soleil viennent éclairer toute la petite vie du récif tandis que les frontières s’estompent, comme si le film se lançait à soi-même l’un de ces défis que les productions Pixar affectionnent tant, soit : figurer un monde qui n’aurait d’autre fin que l’écran de cinéma, un monde dont tout semble nous dire qu’il est infini. Ce à quoi répond, à la toute fin, un plan d’une grande clarté : deux poissons scrutent l’immensité de l’océan – toujours la même, donc –, tout au bord d’une falaise, laquelle marque la limite dudit récif. Quelque chose a changé : l’espace infini a vu naître, quelque part, une frontière depuis laquelle regarder ce qu’offrait le premier plan.
Des colons en pleine mer
Ce chemin accompli ne saurait être éclairé qu’en s’inscrivant dans la logique très récente qui anime l’univers pixarien, au moins depuis Le Voyage d’Arlo, qui sous ses airs de gentille anecdote amorçait une transition essentielle : c’est qu’avec Arlo, le dinosaure-agriculteur qui suivait la marche des pionniers, l’univers Pixar est devenu américain. Il suffit de penser aux routes de Cars pour se dire que l’Amérique y occupait depuis toujours une place de choix, mais ce rôle se pliait encore à une démarche seulement nostalgique dont le beau paradoxe était d’être portée par la technique. Désormais, la nostalgie a laissé place à la mythologie, si bien que l’évocation de l’imaginaire américain se déploie moins par un processus de retour que par une dynamique d’imprégnation, qui fait de chaque pan des récits une réinterprétation possible des mythes fondateurs. Quid, alors, de ce dernier plan ? Il est l’accomplissement logique du double parcours entrepris par Dory, et que l’on pourrait organiser en différents piliers dudit imaginaire : d’abord, retrouver sa famille, et par suite fonder un foyer ; ensuite, parvenir à le faire par soi-même, surmonter ses peurs, et réussir individuellement à se ressouvenir de ce foyer rêvé.
L’on pense alors tout de suite à cette très belle scène d’Honkytonk Man, lorsqu’un vieillard expliquait à un enfant que les pionniers, pour s’approprier la terre, se servaient de la ligne d’horizon pour délimiter leur terrain. Le regard posé sur l’espace y était alors double : c’était d’abord le regard historique du grand-père, en d’autres termes le regard qui se souvient ; mais c’était ensuite le regard de l’enfant, qui doit imaginer qu’il se souvient. Comme tout Américain confronté à l’immensité des espaces vierges, il doit se figurer un passé dont tout semble dire qu’il n’a jamais eu lieu. Il en va exactement de même pour Dory, magnifique personnage souffrant de « trouble de la mémoire immédiate » et qui, pour trouver quelque part de l’habitabilité, doit imaginer qu’à cet endroit-ci ou à cet endroit-là a eu lieu quelque chose qui pourrait ressembler à un souvenir ; sachant qu’elle ne se souvient de rien, elle n’envisage jamais un lieu comme pouvant être anhistorique. D’où il suit qu’il s’agit d’une épreuve majeure pour les ordinateurs de Pixar, qui avec Vice-Versa s’étaient donné comme objectif premier de figurer toute abstraction, au risque d’en perdre le mystère en chemin : comment directement figurer le regard des colons, qui fondaient leur quête de foyer sur un espace d’abord rêvé ?
Refuser l’éclatement
Reste que les réponses que le film apporte aux questions qu’il suscite naturellement sont toutes décevantes. C’est qu’au lieu d’embrasser la part abstraite de la mythologie américaine, que son espace appelait comme nécessairement, il préfère en premier lieu rejouer platement sa part prosaïque (le récit de self-improvement), puis quitter l’espace infini au profit d’un centre aquatique largement moins vecteur d’émulation formelle. Ce choix, au-delà de la déception légitime qu’il suscite, pose problème au moins à deux égards. D’abord, la préférence accordée à un espace confiné éloigne le film de la très belle idée du Monde de Nemo, qui, au moins dans le contrechamp qu’il offrait à l’aquarium (soit : l’odyssée du père à travers les océans), faisait de chaque individu une sorte d’atome absolument unique, ouvrant nécessairement l’aventure à l’imprévu. Les pérégrinations des trois poissons étaient tout entières structurées autour des surprises du vivant, qui éloignaient l’anthropomorphisme de sa pulsion d’homogénéisation pour offrir aux espèces le soin de faire événement. Mais en les inscrivant cette fois univoquement dans un moule commun (donc : un environnement partagé, et une palette de désirs réduite au strict minimum – s’échapper, ou rester), Le Monde de Dory renie cet éclatement premier, et par suite se prive d’aspérités (en termes de matières, de formes, de vitesses) qui, dans le premier volet, prenaient parfois la forme d’épiphanies.
Ensuite, ce passage au centre aquatique, disons-le, reprend la dynamique diégétique du premier film, qui reposait sur un scénario extrêmement bien ficelé, où tout, selon les règles classiques du genre, apparaissait nécessaire au développement de l’action. Sauf que d’un film à l’autre le meneur du récit a changé, et qu’une quête au cours de laquelle rien ne sera mentionné qui ne puisse être utile à son avancement ne saurait laisser une place au hasard, lequel apparaît pourtant comme le principe vital du personnage de Dory. Elle est la mise à l’épreuve de la technologie pixarienne, ce moment où la carte-mère se remet à zéro – où, à la lettre, elle ne répond plus. La fluidité du film, qui repose parfois sur un montage d’une grande vélocité, notamment dans la scène de poursuite finale, pose problème en ce qu’elle entre en désaccord avec la dynamique de ses personnages.
Dory avait pourtant tout d’une femme de la frontière, puisque radicalement située entre deux modes d’être : non pas tant entre l’avant et l’après, entre le monde sauvage et le monde civilisé, qu’entre la mobilité (conjointement impliquée par son ouverture au hasard et par la forme de sa quête) et la sédentarité qui la guide. Elle ne fait que suivre ce parcours paradoxal des pionniers, définis par leur force de mouvement et pourtant courant après une forme d’immobilité. Il aurait fallu que Pixar assume jusqu’au bout les défis que son odyssée lançait à son impératif d’efficacité, et, surtout, à sa volonté de tout subsumer sous son rouleau compresseur figuratif, pour que le plan final apparaisse réellement comme l’aboutissement d’une trajectoire précise. D’aboutissement il est bien question (l’on retrouve, pêle-mêle, la famille, le foyer et la fierté), mais pas assez pour que ce soit là, à la lettre, « le monde de Dory ».