Les dernières minutes de Toy Story 3, déchirant adieu à l’enfance, ont peut-être eu, dans notre inconscient cinéphile, valeur d’adieu à Pixar. D’autant que cette impression s’est vue confirmée par le niveau en-deçà des productions qui ont suivi, si bien que brusquement l’usine à rêves semblait désormais à l’arrêt, tandis que ses plus brillants techniciens (Brad Bird, Andrew Stanton) s’envolaient vers d’autres cieux et que la sérialisation des hits des années 2000 (Cars, Monstres & Cie) augurait la mutation de l’esprit Pixar en une machine commerciale succursale de Disney. Ce fut, probablement, une erreur que de ne plus en croire en la magie du studio : si Cars 2 et Rebelle ont certes déçu, Monstres Academy, bien qu’inférieur aux Pixar des grandes heures, prenait déjà dans son introduction la forme d’un retour à la maison pour le spectateur qui, par le truchement d’un personnage, le petit Bob Razowski, monstre cyclopéen enfantin, admirait un sourire béat aux lèvres les « terreurs », ces créatures terrifiantes missionnées pour susciter l’effroi chez les enfants du monde entier. L’innocente bouille verte, filmée en contre-plongée, les yeux ébahis et la tête haute, se présentait alors à nous comme un miroir réfléchissant l’image d’un spectateur émerveillé face au spectacle d’une manufacture d’émotions. Cette mise en abyme du studio est poussée bien plus loin dans Vice Versa qui s’ouvre sur un fond blanc où apparaît le visage d’un bambin, avant de nous emmener au cœur de son cerveau. Là, dans « le quartier général », se trouvent plusieurs émotions personnifiées (Joie, Tristesse, Dégoût, Peur et Colère) qui s’agitent devant un film continu (la vie de la petite fille, Riley) et prennent une série de décisions affectant non seulement le devenir de leur hôte mais entrainant également la création de souvenirs, petites boules de couleurs stockées à l’intérieur d’une labyrinthique bibliothèque mémorielle.
(E)motion picture
Belle idée que de passer par un argument aussi simple (le quotidien d’une petite fille comme une autre) pour donner vie à un monde infiniment grand (un paysage mental en perpétuelle transformation, reconfiguré au gré des événements qui font le sel de l’enfance) mais aussi profondément familier. Car cet univers intérieur permet de creuser et de déployer la séduisante mise en abyme du prologue et de faire de cet espace avant tout une métaphore du cinéma : un souvenir s’y projette sur une toile blanche (les sphères colorées font alors office de bobines), tandis que les dédales cérébraux abritent l’équivalent d’une gigantesque cinémathèque, des studios où sont tournés rêves et cauchemars, mais aussi le « train de la pensée ». Que ce soit un train qui relie les grandes stations de l’imaginaire les unes aux autres n’est guère un hasard : outre le lien qu’entretient le moyen de transport avec les origines du cinéma (les frères Lumière), il fait ici figure de symbole même du mécanisme cinématographique, soit une suite d’images (les wagons, remplis de souvenirs) qui défile sur les rails du chemin de fer-pellicule. Ce que tire le film de cette piste réflexive est alors bouleversant : d’une part la beauté des scènes de la vie quotidienne (un repas de famille, un match de hockey, etc.) tient à ce qu’elles sont matière cinématographique – elles existent par le biais d’un regard, celui des émotions personnifiées spectatrices, et deviennent des souvenirs que l’on se repasse ou qui périssent dans les abîmes de la mémoire –, de l’autre les émotions apparaissent ici au fondement même de la création d’une image, elles lui donnent une aura, une couleur (jaune, rouge, verte ou bleue) qui déteint directement sur nous.
L’âge de l’hybridation
Vice Versa renoue de fait avec la force émotionnelle propre aux productions de Pixar, aussi bien dans sa veine comique aux accents parfois burlesques (les émotions personnifiées sont des personnages de cartoon, aux corps élastiques et incassables) que lorsqu’il creuse un sillon mélancolique dans la droite lignée de Toy Story 3, film avec lequel il cultive de nombreuses correspondances. Comme par exemple cet animal chimérique, Bing Bong, jadis ami imaginaire de Riley, condamné à errer dans les couloirs de sa mémoire et à dérober les souvenirs des moments passés ensemble : la créature rappelle les jouets délaissés de Toy Story 3 et sa disparition la scène clef du chef‑d’œuvre de Lee Unkrich, où les figures faites de peluche et de plastique se tenaient par la main face à un brasier, embrassant la possibilité d’une finitude de l’enfance dans un sacrifice collectif. Mais le monde mémoriel n’est pas un espace concret comme la déchèterie, et c’est ici en tant qu’image anachronique, ravalée par l’oubli, que l’entité s’évapore dans ce qui constitue peut-être le climax émotionnel du film.
Cette sortie aussi triste que joyeuse de l’enfance, consacrée par l’union, justement, de Tristesse et de Joie, ouvre toutefois sur un horizon nouveau, celui de l’hybridation : grandir, nous dit le film, c’est sortir d’une pureté primitive du monde et de ses émotions, pour voir germer de nouveaux îlots mémoriels et des souvenirs mêlés, jaune et bleu, rouge et vert, etc. Il faut se souvenir alors d’une scène géniale, située au milieu du film, où l’action se téléportait avec célérité du quartier général de l’enfant à ceux du père et de la mère : là où Riley est régie par la joie, les émotions dominantes des deux adultes se révélaient être respectivement la colère et la tristesse. Ce qui sur le moment pouvait apparaître comme une marque d’amertume dévoile in fine toute sa subtilité : le cheminement du film, précisément, est de faire télescoper les émotions, de marier les couleurs, jusqu’à faire naître un souvenir multicolore aussi hybride que le film, à la fois cartoon et mélodrame. L’adulte est alors celui qui habité par ces souvenirs aux teintes disparates dit adieu à l’entièreté des émotions de l’enfance. À qui Vice Versa s’adresse-t-il alors ? Probablement moins aux enfants qu’aux adultes heureux de retrouver momentanément leur innocence perdue dans ce pays merveilleux appelé Pixar.