Alexander, ancien acteur et professeur d’esthétique à l’université, cite au début du Sacrifice (1986) l’expression fameuse d’Hamlet « Words, words, words ! » mettant en évidence la vanité du langage. Sous des auspices bergmaniens (Erland Josephson interprète Alexander, le tournage a lieu sur l’île du Gotland, lieu de résidence du réalisateur suédois, Sven Nykvist, collaborateur de Bergman, est l’opérateur), ce film-hommage est aussi un film-testament, dernier film de Tarkovski, tourné au cours du printemps et de l’été 1985, alors que le réalisateur est en exil depuis 1983 et qu’il mourra en 1986. Écrire à son sujet peut sembler à ce titre une gageure. Qu’en dire en effet au risque d’en manquer l’essence et la finalité qui est la contemplation et la méditation, silencieuses ?
« Words, words, words ! »
Alexander vit dans une belle maison en bois parmi les pins, au bord de l’eau, avec sa femme Adélaïde, sa fille Marta et son fils Petit Garçon. Ils sont tombés un jour sous le charme de ce lieu, leur semblant qu’ici ils seraient heureux jusqu’à la mort. C’est l’anniversaire d’Alexander et le facteur Otto, ainsi qu’un ami médecin Victor, sont là pour fêter cet événement. Mais avant le dîner, la télévision annonce une catastrophe nucléaire aux résonances apocalyptiques. La vie d’Alexander s’en retrouve alors radicalement changée : dans la prière, secrète, humble, maladroite, il promet, pour que la vie continue comme elle était au matin, d’offrir la sienne ; il renoncera à tout, se fera passer pour fou, sans donner d’explications, et fera vœu de silence. Selon les propos de Chris Marker concernant le film, c’est ainsi que par fidélité à une promesse le quotidien aura basculé dans l’absolu. Le « sacrifice » d’Alexander, l’offrande de sa vie, opère une purification, une purgation, un passage du profane au sacré, à la manière des rituels si présents dans le film, et du gigantesque feu final.
Alexander est une sorte de double inversé de Petit Garçon, mutique en raison d’une opération des amygdales, littéralement infans (désignant étymologiquement celui qui n’a pas la parole). Sa parole se libère ensuite, une fois le sacrifice du père opéré, énonçant en toute fin de film : « “Au commencement était le Verbe”, pourquoi papa ? » Si le rapport au langage prend des formes variées (murmure, cri, chant, …), tout confine au silence, celui du Verbe, fait chair, donné à contempler dans une présence douce et consolante dès le seuil du film dans L’Adoration des mages de Léonard de Vinci servant de matrice visuelle et narrative au film. Or le sacrifice est une offrande, un cadeau, si, dans les termes d’Otto, « tout cadeau est un sacrifice ». À ce titre, le cadeau fait par le Père de son fils aux hommes, présenté par sa mère et adoré par les mages, et qui mourra sur la croix, n’est-il pas le sacrifice par excellence ?
« Au commencement était le Verbe »
Entre profane et sacré, assorti de sorcellerie – il faut rappeler que le titre originel était La Sorcière mettant au cœur du film le personnage de Maria –, Tarkovski abolit les catégories comme les frontières spatio-temporelles, à la manière des reflets des vitres et des miroirs qui produisent des effets de surimpression entre le paysage, les personnages et le tableau de Léonard. Si la formule de Petit Garçon citant le prologue de l’Évangile selon saint Jean « Au commencement était le Verbe » est en clausule, Le Miroir s’achevait sur l’ouverture de la Passion selon saint Jean de Bach. Début et fin du premier et du dernier films de Tarkovski se font par ailleurs écho par le travelling ascendant sur l’arbre avec le jeune Ivan dans L’Enfance d’Ivan, et celui avec Petit Garçon dans Le Sacrifice, prolongeant celui sur le tableau de Léonard dans le prologue avec l’enfant Jésus dans les bras de sa mère. Le Sacrifice s’ouvre et se ferme par ailleurs sur un extrait de la Passion selon saint Matthieu de Bach, « Erbarme Dich Mein Gott » (« Seigneur, Prends pitié »), déjà cité dans Stalker, sifflé par l’Écrivain. Cet épisode de la Passion est celui des larmes de saint Pierre, après son reniement, expression d’un cri d’amour et d’une palinodie, par le rythme ternaire d’une berceuse, comme le « Et Incarnatus est » de la Messe en ut mineur de Mozart.
Tout Le Sacrifice est orienté vers une conversion profonde du cœur, vers un désir d’aimer, par la perception d’un mystère, opérés par un bercement, vers une ascension finale, une résolution. Tout se tait, laissant place au murmure des choses, à leur ballet, tout comme la chorégraphie même créée par Tarkovski avec l’appareil de prises de vues : la caméra, comme les comédiens, se déplace beaucoup ainsi que le rappelle Sven Nykvist, et imperceptiblement même, à la manière de l’ouverture du film mettant au jour peu à peu un chemin dans sa profondeur, alors que tout semble immobile ou presque, révélant nombre d’actions et de détails dans chaque scène, des mouvements secrets, des impossibilités, invitant à percevoir de manière infime, et à changer de perspective.
La restauration du Sacrifice permet – de manière renouvelée, comme dans un éternel retour – que le film de Tarkovski puisse opérer une apocatastase, le terme désignant la restauration finale de toutes choses en leur état d’origine, à l’image du final avec l’enfant, après la catharsis ignée, en vue d’une vie nouvelle, d’un arbre mort qui bourgeonnera.