Des épreuves du Concours de la Fémis à celles des Premières solitudes, Claire Simon modifie son approche et privilégie un regard plus intime. Elle accompagne dans ce film un groupe de dix lycéens en option cinéma au lycée Romain Rolland d’Ivry-sur-Seine. À l’origine, la cinéaste est mandatée par la ville pour réaliser un court-métrage de fiction, accompagnée à la technique par les élèves, consistant en des entretiens individuels où ces derniers s’expriment sur le thème de la solitude. C’est ainsi que Premières solitudes voit le jour, en brossant une succession de portraits par l’entremise de dialogues où deux, trois, voire quatre personnages confient leurs tourments intérieurs. Un nœud douloureux se dévoile alors : la communication rompue avec les parents, sous toutes ses formes. Par exemple, Mélodie confie à l’infirmière qu’elle ne mange pas à la même table que sa mère et que toutes deux ont un rapport différent aux écrans, l’une regarde la télévision quand l’autre suit des programmes asiatiques sur un iPad.
Dans le premier plan, une jeune fille noue ses lacets avant de prendre le chemin du lycée. Ce fragment apparemment anodin se voit décliné plusieurs fois dans le film : Anaïs réitère ce geste — souligné par un insert — ; Judith tresse deux herbes entre elles lors de sa conversation avec Hugo ; Clément retire son deuxième écouteur afin de partager sa musique avec Anaïs. La répétition de ce motif redouble la rhétorique de l’union qu’incarne les panoramiques liant des visages des personnages lors de leurs échanges. Les adolescents s’interrogent entre eux, sur le mode de la confession, révélant leur douleur contenue. Plutôt que d’opter pour un dispositif déclamatif face-caméra potentiellement stérile, la cinéaste adopte ainsi une forme plus souple et moins dogmatique. Ce choix est en accord avec la spécificité du projet qui mobilisent les adolescents de part et d’autre de la caméra (on aperçoit ainsi souvent des reflets des élèves qui se tiennent hors champ, du côté de l’appareil). L’ambition éthique du documentaire est donc d’unifier, de souder, voire de soigner ces jeunes gens en les invitant à exorciser leur solitude par la parole.
Claire Simon montre aussi comment la pratique artistique permet de s’évader individuellement : Clément joue du piano, Catia de la guitare, Anaïs a déjà écrit un roman. Cet horizon se couple par ailleurs au désir de faire communauté : Lisa, conseillée par Catia, apprend à tenir une guitare et à réaliser un accord. Le sentiment d’intimité entre eux est renforcé lors des scènes de transitions et fait plier la logique de captation documentaire au profit d’une fluidité plus fictionnelle qui privilégie le déplacement d’un espace à un autre. Par exemple, Clément et Anaïs discutent sur un parapet surplombant Ivry puis se retrouvent quelques scènes plus loin à discuter dans un bus. Entre temps, le jeune homme aura échangé avec Catia sur leur pratique mutuelle d’un instrument de musique. Le documentaire n’est d’ailleurs pas circonscrit au cadre scolaire, les personnages s’éloignent du lycée à mesure que le film progresse, teintant le film d’une couleur plus mélancolique. Lors d’une sortie avec Judith, Mélodie se rend à un café parisien où travaille son père absent. La scène est l’occasion d’une réparation symbolique des liens parents-enfants en intégrant la figure paternelle jusqu’alors hors-champ : père et fille se sourient pudiquement, sans se toucher, les yeux emplis d’émotion. De la même manière, Manon, accompagnée d’Elia, arpente les rues de son enfance, la ramenant à un passé aisé et heureux. Elle s’arrête avec nostalgie sur certains lieux, notamment un parc près de son école, où elle ramassait des marrons.
Pour autant, dans le dernier segment du film, les personnages se tournent vers l’avenir pour envisager leur vie d’adulte. C’est l’objet d’un moment solaire (littéralement, les jeunes filles sont baignées de lumière) : Lisa, Elia et Catia sont assises sur un banc et expriment leur désir de devenir mère. L’ultime séquence, où les adolescents contemplent un ciel étoilé en s’interrogeant sur leur place dans l’univers, ouvre ainsi sur un vertige métaphysique.