C’est une scène que l’on croirait tirée de De Humani Corporis Fabrica : sur un petit moniteur, on aperçoit une pince robotisée gratter la paroi d’une cavité sanguinolente, tandis que le corps médical présent sur les lieux commente l’opération en direct. L’un des médecins conseille à son collègue, pour l’inviter à ne prendre aucun risque, de « rester superficiel » dans sa manipulation de la chair. Au sein du champ chirurgical, cette consigne désigne le fait de se limiter à la surface des choses. Mais une opération comme celle-ci, qui consiste à retirer un tissu (des lésions d’endométriose) au sein du péritoine, n’a au fond rien d’anodine. La réplique a peut-être moins vocation à commenter le cadre de l’opération (qui s’accomplit d’ores et déjà à l’intérieur) qu’elle ne renvoie, involontairement, au dispositif cinématographique : tout au long de la scène, Claire Simon ne fait jamais entrer sa caméra dans la chair de la patiente et filme seulement ce qui s’affiche sur le moniteur, en plus de la salle d’opération vue de l’extérieur (infirmières sur le pont, chirurgiens gantés, observateurs divers, etc.). Contrairement à De Humani…, Notre corps reste en dehors. Plutôt qu’un regard pénétrant, Simon pose un regard superficiel, au sens médical du terme, sur les corps hospitalisés dans la clinique gynécologique dont elle dresse le portrait.
En dépit d’un cadre commun et d’une poignée de scènes qui se font écho (un accouchement en césarienne, un passage dans les couloirs souterrains de l’établissement, etc.), De Humani… et Notre corps adoptent ainsi deux stratégies radicalement opposées. Le premier produit un film obscur, abyssal et agressif ; la seconde un objet plus solaire, qui consiste à mettre, dans la mesure du possible, des visages et des voix sur les corps opérés. Fluides vaginaux, gouttes de sueur, poches de sang, placentas : la « superficialité » du regard de Simon ne s’accompagne toutefois pas d’une pudeur de façade. Il s’agit plutôt de réinscrire les corps dans la chaîne d’actions et d’interactions qui précèdent et suivent le spectacle opératoire en lui-même, regardé avec plus de distance, la tête hors de l’eau. La grande différence entre les deux films, aussi passionnants l’un que l’autre, se loge en partie là, dans l’attention documentaire que manifeste Simon à l’égard de l’origine et du devenir de ses personnages, qu’elle décide de ne pas considérer comme une région abstraite à explorer, voire à conquérir au moyen de sa caméra. Décrites et préparées en amont, puis debriefées collectivement comme on le ferait pour une scène de film, les opérations n’en sont que plus fortes et désarmantes.
Son corps
Ainsi de cet impressionnant accouchement de deux jumeaux, suivi du moment où le jeune papa, entre joie incommensurable et peur panique, se retrouve débordé par ce qui est en train de se passer : entouré non pas d’un mais de deux nourrissons, il ne sait littéralement plus où donner de la tête. Et Claire Simon de tricher avec la temporalité exacte de la séquence, en lui accordant une place particulière au montage, pour tendre un miroir au spectateur dont le regard vient aussi d’être doublement sollicité. Il en va de même de cette scène d’entretien, bouleversante, au cours de laquelle une jeune femme hispanique apprend que l’opération qu’elle doit décider ou non de mener risque de la rendre stérile : ne parlant que l’espagnol, la patiente communique avec son médecin à l’aide de l’application Google Traduction sur son téléphone portable. Un dispositif un peu incongru qui donne à leur échange lacunaire, filmé au rythme des va-et-vient de la caméra, une cadence heurtée, ponctuée de moments de pause et de silences qui s’accordent avec la gravité de l’annonce, où chaque mot prononcé (répété deux fois et en deux langues différentes) rejoue un basculement.
L’hôpital, chez Simon, s’apparente de la sorte au théâtre d’une « valse folle des destinées », antichambre de la vie (la procréation médicalement assistée, avec prélèvement de sperme puis insémination artificielle) et salle d’attente mortifère (une vieille dame mourante qui, par épuisement, se résout à arrêter ses traitements), mais aussi espace transitoire (d’un genre à l’autre, d’une vie de couple à une vie de parents, etc.) et de lutte politique (une manifestation contre les violences gynécologiques). Il était pourtant difficile de prendre la mesure de cette ample fresque hospitalière (2h48) à la lumière de son ouverture intimiste et à la première personne, dans laquelle Simon s’adresse à nous en décrivant la relation qu’elle a pu elle-même entretenir avec l’institution médicale (suite à l’accompagnement, au long cours, d’un parent malade). C’était sans compter un même plan, revenant par deux fois au début et à la fin du film, sur l’une des fenêtres de l’hôpital qui apparaît à moitié reflétée et divisée par les contours d’une mosaïque de carreaux, comme au centre d’un autoportrait brisé. Lors d’une scène poignante, Simon passera de l’autre côté de la caméra avant que son médecin ne lui annonce qu’elle est atteinte d’un cancer du sein. En se concentrant sur les drames se jouant à la surface des corps, la cinéaste échafaudait souterrainement les fondations d’un dispositif à même de filmer le choc de son propre diagnostic.