Entre le documentaire et la fiction, Claire Simon a choisi de ne pas choisir. Elle alterne les modes de représentation à l’échelle de sa filmographie, mais hybride aussi les genres au sein d’un même film. C’était le cas avec Les Bureaux de Dieu (2008), né d’une matière documentaire collectée au planning familial, dont la nécessité de l’anonymat a poussé à faire rejouer les témoignages par des acteurs. Projet de longue haleine, la recherche sur la gare du Nord et ceux qui la traversent s’est développé sous trois formes : une pièce de théâtre, écrite, mais pas encore tout à fait produite ; un documentaire présenté à Locarno cet été, et cette fiction. Dernier des trois volets réalisé, mais premier à être dévoilé au public, son titre brouille les pistes, puisque c’est à la fiction de ce projet multiple que le lieu réel donne son nom, Gare du Nord, tandis que le documentaire renvoie à la discipline Géographie humaine, qui évoque les pérégrinations entreprises par Jean Brunhes pour le compte d’Albert Kahn, dans les années 1930 en vue de collecter des images des modes de vie éloignés de la France. Le voyage est désormais inversé : ce sont les populations qui se déplacent, et les filmeurs qui restent immobiles.
Claire Simon dit avec malice que l’architecture est telle, que c’est le lieu lui-même qui détermine le cadrage et l’éclairage. La gare définit la façon de filmer tout comme elle impose son bruit permanent et son mouvement incessant. Cela a pesé sur le tournage, qui s’est fait avec les contraintes très particulières de la SNCF, mais aussi en groupes dispersée sur ce décor naturel, afin de ne pas créer d’attroupements. Cela a influé également sur le travail de l’équipe, harassé d’être chaque jour pris dans ce tourbillon.
Est-ce parce que le long travail d’immersion préalable dans la gare entrepris par Claire Simon et trois complices s’est fait essentiellement à l’oreille ? La bande son rend de façon tout à fait époustouflante la diversité et l’omniprésence du bruit. « Crissements de freins, martèlement des pas, grondement des valises à roulette, sonneries en tout genre, annonces des haut-parleurs… » : Benoît Laborde, « compagnon d’immersion », énumère tous les bruits qui font que dans cet espace de foule peuvent se dire des mots intimes. En tout cas, c’est sur ce travail d’écoute que s’est appuyée l’écriture du scénario, reposant sur les contraintes de récit propres à ce type d’endroit. Comme avec Les Bureaux de Dieu, Claire Simon fait jouer par d’autres, acteurs ou non, les récits glanés lors de son enquête préliminaire, tissant la confusion entre le réel et sa reconstruction. Le récit s’échafaude sur des segments très brefs, représentatifs du papillonnement propre à la gare : un voyageur commence à se confier, puis doit prendre son train, un commerçant engage la conversation avant de reprendre le travail. Le spectateur est plongé dans un bourdonnement fait de coqs à l’âne qui l’embarquent sans transition d’une histoire d’amour aux récits des petits trafics. Le lieu réel est donc premier, tant dans la mise en scène et dans le mode de tournage que dans la construction du récit.
La genèse de la fabrication du film se retrouve dans sa construction narrative qui commence par une forme de sas documentaire, dans lequel Ismaël, étudiant fauché qui s’efforce de pousser à son terme une thèse de sociologie sur la gare, mène des enquêtes pour la RATP afin de gagner sa vie. Le film se construit à cette image, sautant de la recherche approfondie au simple questionnaire préétabli. Certaines rencontres aboutissent, mais pas toutes, certains récits connaissent des ramifications, d’autres tournent court.
Centré sur la rencontre improbable d’Ismaël avec Mathilde, prof d’histoire gagnée par la maladie, Gare du Nord va ensuite bifurquer vers d’autres personnages. Prenant dans son sillage cette sorte de double inversé qu’est la femme d’âge mur, Ismaël part en quête de la réalité protéiforme de la gare et de ses occupants. Armés de leur projet de documenter la gare, ce couple improbable et fortuit nous sert de guides dans la fiction tout en pointant l’écart qui s’est creusé d’une génération à l’autre. Mathilde a réussi, lui s’inquiète de son statut d’intellectuel précaire. La présence de ces deux complices, sortes de Sherlock Holmes et Watson de la société moderne, tout en étant des ambassadeurs de la cinéaste à l’écran, légitime en un sens la structure atomisée de l’histoire. Cette forme de récit reproduit l’expérience de l’attente dans une gare, temps perdu, temps de traversée entre deux lieux, entre deux moments. Les microfictions sont imposées par la nature du lieu, quitte à sombrer dans l’archétype, comme cette working girl dépassée interprétée par Monia Chokri, ou le mari infidèle joué par Samir Guesmi. La plupart des histoires insistent sur les expériences propres à ce type de lieu : la rencontre, la quête, la séparation. Nœud ferroviaire où se croisent les récits, que l’on suit pour une ou deux stations, avant de bifurquer vers un autre, comme on écoute des conversations dans le métro. À travers ces récits par bribes, Claire Simon met en parallèle la traversée physique des lieux avec la traversée temporelle de l’homme sur terre, cherchant par là à tracer un récit de l’humanité. Éclats de récits qui passent du coq à l’âne, tout en arpentant les différents territoires de la gare, de ses souterrains, jusqu’à remonter par strates successives, jusqu’au pont qui la surplombe.
Car le lieu se présente à la fois comme le fil conducteur du récit, mais également comme l’un de ses personnages, une forme d’allégorie. Montrée d’abord comme un lieu infernal, la gare devient celui de la résurrection possible, d’apparitions hors normes, comme si dans les différentes strates de l’architecture du lieu, de l’obscurité de ses sous-sols à la clarté de sa verrière, de l’apparition du fantastique, se nouaient différents états de l’homme. L’exploration de l’espace finit par amener à une autre dimension de l’existence, temporelle et mystique.