La sortie de Premières solitudes, dernier documentaire en date de Claire Simon, est l’occasion de revenir avec la cinéaste sur son expérience de tournage en compagnie des dix lycéens en option cinéma du lycée Romain-Rolland d’Ivry-sur-Seine.
Comment êtes-vous passée du point de vue distancié que vous aviez dans Le Concours au regard plus intime de Premières solitudes ?
Ce n’est pas la même situation. Dans Le Concours, j’ai essayé de filmer une machine de sélection, en pariant qu’on verrait ses mécanismes en s’intéressant aux différentes épreuves. Je ne pouvais donc pas me mettre à suivre un jury ou un candidat. Évidemment, les gens qui viennent passer le concours comme ceux qui le font passer sont dans une situation déjà scénarisée et extrêmement forte. Donc la situation est déjà là. Au lycée, on m’a proposé de venir réaliser un court-métrage de fiction avec les élèves qui auraient été acteurs et techniciens. Pour pouvoir écrire, j’avais besoin de les connaître. J’aurais pu prendre un texte de Salinger ou de Musset mais je suis arrivé en leur demandant simplement quelle était leur expérience de la solitude. Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre, je pensais que j’allais réaliser un court-métrage sur un drame de l’amitié – c’est pour ça aussi que j’ai pensé au mot solitude. J’ai donc fait une journée d’entretien avec eux. Un ou deux m’aidaient à la technique, je leur montrais comment s’y prendre. Je me suis rendu compte que 1) ceux qui m’aidaient étaient passionnés 2) c’est comme si j’avais ouvert une porte, un flot de choses, dont leur professeure de cinéma n’avait même pas idée, venait à moi. J’ai passé une journée de dingue à entendre des histoires extrêmement fortes mais les enregistrements m’étaient uniquement destinés, ce n’était en aucun cas un film.
Se confiaient-ils facilement ou est-ce que certains étaient plus renfermés ?
Certains, comme Hugo, étaient très renfermés. D’autres comme Lisa, même si elle était très timide, parvenait à passer outre et à dire des choses extraordinaires – c’est le secret des grands acteurs. J’étais bouleversée. Souvent les parents revenaient, la question de l’amour également. Ce n’est pas du tout ce que j’avais imaginé. J’ai monté ce que j’avais tourné, la prof l’a vu, et je leur ai proposé de faire des dialogues entre eux. Ça faisait plus fiction à leurs yeux et en même temps ils gardaient la main. Ce fut pour eux une grande expérience de découvrir l’histoire de leurs camarades.
Avez-vous été surprise par la dureté des témoignages ?
Je ne m’attendais à rien, je découvrais simplement. J’aime beaucoup la jeunesse, le sentiment de la première fois. C’est un âge très intéressant, ce n’est pas tous les jours que j’ai accès à des jeunes gens comme ça, pour moi c’est un grand plaisir. Je leur ai dit que je connaissais la solitude, cela nous a placés dans un rapport d’égalité.
On a le sentiment que dans la façon dont vous agencez les séquences, vous instaurez un rapport dialectique qui irait de l’exposition des solitudes à une forme de guérison. Pensez-vous que le cinéma a pu avoir un pouvoir réparateur sur ces jeunes gens ?
Il y a quelque chose de très heureux dans le fait de faire ensemble ce que d’autres verront, le plus véridiquement possible, et c’est ce qu’ils avaient envie de faire.
Avez-vous remarqué un changement chez les personnages entre le début et la fin du tournage ?
Oui. Ils ont pu dire des choses qu’ils n’avaient jamais réussi à dire, mais c’est très variable. Par exemple, Clément n’avait jamais dit à personne qu’il n’avait pas été en classe au collège. Il faut imaginer un garçon qui vit seul chez lui pendant cinq ans alors que sa mère va travailler. C’est une sacrée force, j’étais très impressionnée. De la même manière, Judith n’avait jamais parlé de son adoption, ce qu’était sa vie au Nigeria, que ses deux parents étaient morts, etc. Lors de l’entretien en face à face, elle a pleuré, j’étais très embêtée… je n’en demandais pas tant. Il faut entendre l’histoire de l’autre mais qu’est-ce qu’on fait de l’histoire de l’autre ? L’important, c’est qu’ils veulent dire au monde ce qui les traversent. Ils n’ont pas fait ça pour guérir mais pour le dire. Le cinéma les intéresse dans le sens où il permet de donner à voir ce qu’on veut dire.
La fabrication du film a-t-elle intensifié ou développé leur intérêt pour le cinéma ?
Pour certains d’entre eux, oui. En ce qui concerne Hugo, Catia et Clément, les meilleurs à la perche : Catia fait des études de cinéma, Hugo fait des études de son et Clément de la musicologie à Paris 8, il aimerait faire de la musique pour le cinéma. Mais leurs cours étaient déjà super au lycée.
Lors d’une séquence, les élèvent regardent un film de Chaplin. Manon et Elia se soustraient à la classe pour discuter et rêvent de faire du cinéma…
Je trouvais ça formidable que devant un tel génie de cinéma, il y en ait deux qui disent « Moi je veux faire un film comme ça ». C’est aussi ça la poussée de la jeunesse : le côté un peu narcissique. Se dire tout le temps que mon histoire est plus intéressante que celles du passé. Je trouvais ça génial de pouvoir tourner la scène dans de telles conditions, dans la classe, en plein cours.
Est-ce que la séquence où les quatre filles discutent de la possibilité de devenir mère est venue naturellement ?
Elle est venue d’elle-même. J’ai demandé aux trois filles dont les parents n’étaient pas séparés. À la fois c’est chronologique et en même temps, il y a une telle grâce. Avec tout ce qui a été dit, je trouvais ça émouvant qu’elles soient obligées de comprendre que les parents se séparaient, que l’amour ne tenait pas toujours et qu’il y avait quand même le désir d’avoir des enfants, d’aimer quelqu’un pour la vie…
On sent la fin plus ouverte, plus lumineuse. Il y a presque un retour à l’harmonie après avoir éprouvé toute cette dureté.
Moi ce qui me touchait le plus, c’est la forme. Ces trois filles sont comme des personnages de Shakespeare. Elles sont là, en train de voir le futur. Mais il n’y a rien d’évident dans le fait d’avoir des enfants pour elles. C’est plutôt : « quelle aventure, quelle histoire ! »
Avec cette lumière solaire, on croirait à une épiphanie.
Et pourtant, on est dans un lycée… Si ce qu’elles disent est très fort, le plus important reste comment elles le disent. Ce qui en fait une rencontre très forte c’est comment ça s’incarne, ça prend forme. C’est ce que je fais dans ce film : je rends compte des formes. Ce ne sont pas des contenus sociologiques.
La forme de la conversation, du dialogue, s’est donc imposée d’elle-même ?
Oui. Parce qu’ils étaient obligés de faire en sorte qu’il se passe quelque chose entre eux, de s’écouter, de tenir l’attention de l’autre, d’avoir peur devant l’autre, de dire quelque chose. Et cette peur est beaucoup moins nette si on est devant un prof, un psy, un cinéaste… il y a l’idée de la confession, du grand adulte, alors que là ce n’est pas du tout le cas.
Cette expérience les a donc rapprochés ?
Oui. Et ça diminue le fardeau dont on hérite, ces histoires qu’on croit être le seul à hériter. Comme le dit Lisa « Maintenant, faut essayer de penser à autre chose ». Il n’y a aucune complaisance de la part des personnages, ils veulent juste faire connaître leur fardeau.
Ils se rendent compte que chacun à quelque chose à exprimer.
Ça donne le courage de s’exprimer. Dire transforme. Par exemple, ça fait pleurer Hugo et en même temps il essaie de mieux connaitre Judith lors de leur entretien, sa vie etc. Il y a la volonté de parler et de créer des liens solides.
On sent qu’au cours du film, Hugo change de regard sur son père…
Il a été très fort alors qu’il était très fermé lors du premier entretien. Il y a effectivement une bascule.
On commence sur l’entretien très dur de Mélodie et progressivement, les personnages semblent se libérer, notamment par leur pratique artistique.
Ceux qui viennent en option cinéma, ce n’est pas nécessairement parce qu’ils aiment le cinéma. C’est surtout pour parler d’autre chose. En revanche, ce qu’ils ont expérimenté, ces conversations, leur montre que le cinéma se fait avec la vie, avec de vrais sentiments. Notamment sur le cinéma documentaire. C’est par l’expérience qu’on transforme la scène. Mais on peut s’y perdre.
Il fallait donc que le film prenne cette forme documentaire plutôt que celle de la fiction initiale ?
Je pense justement que c’est entre les deux : une forme extérieure de fiction dont le contenu est totalement documentaire. J’aime bien le faire comme ça, d’habitude c’est plutôt l’inverse. Ça ressemble beaucoup à une façon très extrapolée de déployer le travail que j’ai pu faire au casting sur Les Bureaux de Dieu, Gare du Nord ou Ça brûle. Il y a quelque chose qu’on cherche sur la période du casting sauf ce que là c’était entre eux, c’était plus sophistiqué… un pas que je n’avais jamais franchi auparavant.
Vous êtes donc celle par qui le film arrive.
Ça a pu avoir lieu parce qu’ils avaient confiance en moi et un grand désir de faire le film. C’est une relation qui s’est instaurée dès le premier jour. Ils ont compris que rien n’était décidé à l’avance. Qu’ils allaient participer à la fabrication du film à partir de rien. On a vu comme un film a pu surgir d’un lycée, des couloirs…
Comment se sont décidés les duos pour les conversations ?
Ce sont des combinaisons hasardeuses qui venaient de l’organisation du tournage (qui tenait la perche etc.), mais je chercherais aussi les affinités, les amitiés possibles. J’ai eu une chance inouïe d’avoir Catia qui accompagne Mélodie dans le café de son père. Parce que celle qui aimait le plus son père, c’était Catia. En même temps, il y a tellement de distance entre eux, il y beaucoup de gêne, ils ne se font pas la bise. Mais c’était le hasard, je n’imaginais pas ce qui allait se passer dans ce café.
C’est vous qui avez décidé de tourner à l’extérieur du lycée ?
Comme le film m’intéressait mais qu’il n’y avait pas assez de temps dans la semaine, on s’est dit qu’on tournerait le week-end et je me suis greffée sur différentes histoires. Je voulais surtout filmer Lisa au supermarché.
C’est à ce moment-là qu’on entend Stromae.
Oui, il y a des résonances. Et je trouvais ça bien de finir le film sur « Alors on danse ».