La transposition des aventures d’un personnage mythique de la fin du XIXe siècle dans notre ère contemporaine impose un équilibre délicat : aime-t-on Sherlock Holmes (on pense à la série Sherlock de Steven Moffat et Mark Gatiss) et Arsène Lupin par sympathie pour le personnage ou pour l’univers historique dans lequel il nous fait voyager ? Ces personnages peuvent-ils exister loin des calèches, des fastes et des fumées de la révolution industrielle ? Si Sherlock ressuscitait le détective surdoué dans le Londres des années 2000, la série Lupin prend, quant à elle, un chemin de traverse. Le héros n’est pas Arsène Lupin mais Assane Diop (Omar Sy), un lecteur de Maurice Leblanc, comme son père et son fils. En suscitant l’empathie pour cette lignée, qui s’identifie au gentleman cambrioleur et adopte ses codes, la série met en abyme le pouvoir de fascination du héros de Leblanc. À l’inverse du Sherlock Holmes de Benedict Cumberbatch, Assane Diop, libéré du poids du mythe, peut pleinement exister dans son époque : son style vestimentaire, son phrasé, ses hobbies et surtout ses combats (qui évoquent l’affaire Karachi ou les diamants de sang, etc.) en font un héros contemporain.
La série procède ainsi comme une réinterprétation très actuelle des romans de Maurice Leblanc, se risquant même à appuyer son discours social. «Vous m’avez vu, mais vous ne m’avez pas regardé ! » Cette réplique clé du premier épisode, reprise en phrase d’accroche par les supports promotionnels, contient ainsi un double sens. Si elle témoigne de la vanité du héros, mystificateur et voleur de haut vol (mais aussi bagarreur, hacker et séducteur), elle exprime surtout l’idée qui irrigue en profondeur le récit : faire de l’invisibilité sociale un atout. Assane recourt aux costumes de travailleurs de l’ombre pour se dissimuler. Les premiers plans de la série nous le montrent en homme de ménage, parmi d’autres, au milieu des chefs d’œuvre du Louvre qu’il s’apprête à braquer. Plus tard, il échappera aux yeux de la police en disparaissant au milieu des uniformes orange des livreurs à vélo ; une autre fois, il prendra les traits d’un assistant informatique. Déplaçant l’enjeu de la lutte des classes de l’argent à la représentation sociale, la série revigore le mythe d’Arsène Lupin, sorte de Robin des bois du XIXe siècle français, et trouve là matière à ses meilleures séquences.
Dissimuler Omar Sy, voilà un enjeu de taille quand on mesure la carrure et le charisme physique de l’acteur, que la couleur de peau distingue toujours du reste de la foule de nantis blancs à laquelle il se mêle. Assane Diop, orphelin et fils d’immigré sénégalais, est, par essence, invisible dans cette société. Il peut dès lors donner la forme qu’il veut à ses illusions : une page Wikipédia trafiquée et le voilà en richissime entrepreneur que même une ex-amante ne saura démasquer. Toujours reconnaissable mais jamais reconnu, même lorsque il est à peine grimé en vieillard ou que son portrait-robot hyper réaliste est affiché au mur de la police, ce visage découvert que personne ne remarque participe paradoxalement à renforcer sa part iconique. Alors que la culture populaire fait du masque le symbole incontournable du justicier (des Anonymous aux Comics américain), le visage révélé d’Assane Diop – « ah, je ne vous imaginais pas comme ça… » lui glisse-t-on plusieurs fois – fait la singularité de cette relecture.
Avaler des couleuvres
Pas dupe des illusions créées par le héros, le spectateur est cependant pris au piège : jusqu’où sera-t-il prêt à accepter les invraisemblances qui lui sont proposées ? À l’heure du fact cheking et des reviews obsédés par la cohérence des histoires, le parti pris pourrait relever d’une certaine audace. Malheureusement, ce déficit de crédibilité des séquences semble davantage la marque d’un manque de maîtrise et de rigueur dans la mise en scène et la direction d’acteur. Parfois trop dramatique (l’épisode de la séquestration du commissaire, la mort de la journaliste), la série alterne avec des scènes traitées avec beaucoup de légèreté (le passage sur le plateau de télévision, le vol des bijoux de la vieille bourgeoise) qui frisent le ridicule. Des grands écarts qui éprouvent la solidité de l’ensemble, à commencer par la cohérence de l’écriture du personnage principal, omniprésent : le héros est tiraillé entre une sobriété et une réserve rappelant Dexter (qui cachait, comme Assane, sa part sombre à ses proches en respectant un code strict), une flamboyance teintée d’arrogance évoquant les héros de cape et d’épée, et le personnage populaire, bienveillant et insoupçonnable que cristallise le rire cher à l’acteur. La première partie de cette saison est ainsi sabotée par ces atermoiements qui ne permettent pas de redonner un visage pleinement enthousiasmant à la figure mythique inventée par Maurice Leblanc.