Nouveau cru du cinéaste le plus prolifique de New York, Melinda et Melinda compile sans aucun renouveau les thèmes chers à Woody Allen, autrement mieux traités dans Maris et femmes, September et autre Rose pourpre du Caire.
Filmé d’une grue, le premier mouvement de caméra du film passe d’un plan très large surplombant une rue à un café en brique rouge de l’Upper East Side. Le lieu évoque déjà les personnages habituels de l’auteur : des artistes et des intellectuels new-yorkais.
Woody Allen évite les scènes avec un acteur unique. Plus les comédiens d’une scène sont nombreux, présents ou pas à l’écran (le bruit d’un couple qu’on espionne, un diner « tournant » à trois), plus il parvient à encourager la valse des intrigues et des émotions. Comme Sacha Guitry avant lui, il utilise l’esthétique de boulevard, moins comme un sous-genre que comme une manière de donner à voir la vie. Il emprunte également aux comédies de boulevard la primauté des dialogues et la force des figures que sont chaque personnage. Efficacité et talent de dialoguiste obligent. Autour d’une table, deux auteurs (de théâtre ou de cinéma ?) et leurs amis sont réunis et discutent d’une aporie métaphysique. Inspirés par la philosophie d’un Albert Camus ou de ses congénères, ces mécréants (certainement des athées !) partent d’un pré requis démoniaque : la vie n’a pas de sens, elle est absurde. Mais absurde, s’interrogent-ils, est-ce tragique ou drôle en somme ? Woody Allen abandonne ici les philosophes qui, eux, diraient méchamment que c’est là vouloir retrouver un sens à l’absurde qui n’en a pas !
Le propos de Woody Allen est tout autre. Il veut nous entretenir des conséquences pratiques de cette question pour un auteur. Ainsi, les deux hommes s’emparent de la même histoire pour rivaliser d’interprétation et d’imagination. Il s’agit de l’arrivée inopinée au milieu d’un dîner mondain et semi-professionnel d’une femme divorcée (Melinda) qui ne parvient pas à obtenir la garde de ses enfants et que la solitude effraie ou ennuie, c’est selon. Woody Allen impose aux deux auteurs, qui disparaissent rapidement de l’écran, ses contraintes personnelles : décors aux couleurs chatoyantes d’intérieurs d’immeubles new-yorkais, quelques décors extérieurs de « complaisance » (le terrain d’entraînement sportif des amis, l’hippodrome ou le restaurant des auteurs…), musique extra-diégétique et intra-diégétique de jazz, répliques percutantes, ping-pong verbaux, succession d’actions rapides…
Si pour Woody Allen, les deux auteurs sont à égalité, pour le spectateur, il n’y a plus de doutes : Woody Allen voit la vie avec humour ! À tel point, que lorsqu’il s’agit de la Melinda gaie, le génial Woody ne peut s’effacer et transparaît à tout moment derrière ses scènes. La Melinda gaie, peu consistante, est un personnage aussi lisse que ses cheveux. Son charmant voisin, transfuge évident des postures, de l’élocution, des aphorismes et du personnage cinématographique du cinéaste est particulièrement savoureux. Cocu, jaloux, amoureux ou déçu, son verbe ininterrompu et jubilatoire le trahit à chaque instant. En témoigne l’effroi de son adultère imaginaire qui le livre aux tourments du procès de Nuremberg. À l’opposé, la Melinda triste (toujours jouée par Radha Mitchell), libérée du carcan encombrant de son auteur, suscite, et c’est aussi une réussite de Woody Allen, davantage d’émotions. Devenue suicidaire et écorchée, personnage malingre et torturé, fumeuse et alcoolique, elle nous convainc parfaitement de son personnage malchanceux. Les deux histoires s’opposent dans leur déroulement et leur dénouement mais les anecdotes et les seconds rôles (Chloë Sevigny en tête) ne dérogent pas au ton humoristique qui imprègne tout le film. Cette unité de ton explique sans doute le montage presque transparent du film qui ne joue pas sur la succession des deux atmosphères. À chaque séquence, suffit sa résolution.
Le message de Woody Allen est clair : qui pense triste et sordide sécrète ces mêmes émotions et les engendrera ; qui pense badin aura la vie plus gaie et la survie plus sûre ! Moins original en terme de scénario que son film précédent (Anything Else, 2003), Woody Allen est un dialoguiste particulièrement drôle dans cet opus. Melinda et Melinda nous confirme que l’inspiration bergmanienne n’a pas survécu à l’optimisme du cinéaste et que celui-ci poursuit sur ce registre (qui a sans doute inspiré les scénaristes, les décorateurs et les réalisateurs de la série américaine Friends). On retrouve encore son personnage de juif new-yorkais, intimidé par les femmes, maladroit et spirituel.