Le modernisme de Greenberg
Le critique d’art Clement Greenberg développe – dans une série d’articles – sa théorie du modernisme au milieu du XXe siècle. Elle est publiée en 1961 dans son célèbre recueil Art and Culture. Une des questions principales qui y est posée est celle de l’essence de chaque médium artistique (peinture, sculpture, théâtre, etc…). Selon lui, l’art d’avant-garde travaille à libérer chaque médium de tout ce qui lui est superflu, afin de tendre vers une forme d’art pure, débarrassée de tous ses attributs non nécessaires. Ainsi, pour prendre l’exemple de la peinture, la peinture classique s’est successivement défaite de la contrainte du trait (avec l’impressionnisme), de celle de la couleur réelle (avec le fauvisme), de celle de la figuration (avec l’art abstrait), avant de se débarrasser après la seconde guerre de celle du sujet (avec l’expressionnisme abstrait et l’abstraction lyrique) et puis finalement de la touche du peintre avec le mouvement de la post-painterly abstraction, étape ultime de la peinture selon Greenberg, avec des peintres comme Ellsworth Kelly (qui propose des toiles monochromes aux formes variées) ou Morris Louis (chez qui la peinture est absorbée par la toile et non pas déposée par un pinceau, afin d’effacer cette fameuse « touche » du peintre). La conclusion de Greenberg est la suivante : ce qui fait l’essence de la peinture, ce qui la définit au plus profond d’elle-même, c’est la planéité de son support, tout le reste lui étant facultatif. Les peintures de Kelly ou de Louis sont donc des tableaux « purs », élémentaux. Aussitôt énoncée, la théorie de Greenberg a volé en éclat sous les coups de boutoir conjugués de l’art pluraliste des années 1960 et des nouvelles théories critiques, qui se sont appliqués à la mettre en défaut. Mais malgré cet échec patent, sa théorie est restée l’une des plus importantes de l’histoire de l’art, probablement parce qu’elle permet de décrire à merveille la trajectoire et les bouleversements de la peinture moderne du milieu du XIXe siècle à l’aube des années 1960.
Le cas Lars von Trier
On retrouve dans certains films de Lars von Trier ce qui pourrait s’apparenter à des élans modernistes au sens de Greenberg. Dans Dogville (2003) – dont l’histoire se déroule dans un petit village des Rocheuses américaines –, le cinéaste choisit de tourner sans décors, toute l’action se déroulant sur des planches noires et devant un fond noir. Dans Le Direktor (2007), Lars von Trier abandonne le contrôle du cadre en employant l’automavision, un procédé aléatoire pour générer les cadres de son film. Ainsi, dans certaines scènes, les personnages sont à moitié coupés ou même totalement hors champ. Dès la fin des années 1990, avec le fameux DOGMA 95, Lars von Trier avait commencé à s’affranchir des artifices qui selon lui polluaient le cinéma et l’empêchait d’atteindre la « vérité ». Il prohibait ainsi tout trucage, effets spéciaux et renonçait aux fioritures comme l’éclairage, la musique ou les flashbacks, qui permettaient d’enjoliver les films. Avec un point de vue greenbergien, ces films montrent que l’on peut faire des films en s’affranchissant de certains éléments qui sont généralement considérés comme étant des constituants intrinsèques du cinéma (cadres choisis, décors). Les détracteurs de ce point de vue s’empresseront quant-à-eux de faire valoir que, tout aride qu’il soit, le fond noir de Dogville constitue un décor abstrait, et que les cadres, bien que décalés, sont quand même des cadres, dont le réalisateur est indirectement à l’origine en choisissant l’automavision.
S’il est possible de considérer la démarche de Lars von Trier comme moderniste, on peut aussi y voir plusieurs différences essentielles. Pour Greenberg le modernisme est une entreprise au long cours, qui ne prend sens que dans l’histoire. L’épuration du medium se fait étape par étape – chaque évolution s’appuyant sur les précédentes – pour tendre vers un art débarrassé de tout superflu. Pour Lars Von Trier il s’agit plus de tentatives isolées et indépendantes. L’éclairage de studio – banni dans Les Idiots – réapparait dans Dogville, et des décors « normaux » sont à nouveau utilisés dans Le Direktor. Si la théorie de Greenberg est celle de l’épuration, la pratique du réalisateur danois tient plus de la compensation. Il abandonne les artifices du cinéma professionnel dans Les Idiots ou les décors dans Dogville. C’est pour contrebalancer leur absence par un sujet puissant et dérangeant. S’il abandonne le cadrage dans Le Direktor, c’est pour déplacer le centre d’intérêt du film vers son scénario à tiroir et à résonances multiples. En tout état de cause, ses films restent toujours des objets pleins, loin du sentiment d’épure dégagé par exemple par les toiles de Kelly. Car plus qu’une tentative visant à révéler l’essence ultime du medium cinéma, la démarche de Lars von Trier semble être celle d’un questionnement de la structure des films (structure ne doit pas être compris ici au sens narratif du terme, mais au sens formel, quasiment architectural, comme une réponse à la question : de quoi est constitué un film ?). Von Trier opère des translations structurelles en substituant des éléments classiques de la forme filmique (comme les décors ou les cadres) par une emphase d’autres éléments, essentiellement narratifs (pathos, etc…). Pour reprendre un terme à la mode dans le monde de l’art, on peut dire qu’il se livre à une opération de déconstruction/reconstruction de ses films.
Mais le vrai génie de Lars von Trier réside dans le fait que l’abandon de ces composantes structurelles contribue directement au propos de ses films. L’aspect vidéo amateur des Idiots ? Cela lui permet de se mettre au diapason de son groupe d’amis qui vit en marge de la société. Les planches noires de Dogville, sur lesquelles sont tracés les contours des maisons ? Elles lui permettent de confondre sphère privée et sphère publique, de mettre en évidence la proximité des corps et des vies dans la petite communauté qu’il décrit, et de traduire en image la pression de la rumeur et des conventions dans la vie en société. L’ambiance noire qui baigne le film contribue également fortement à générer cette atmosphère angoissante et à renforcer la portée sombre et désabusé de son message. Le cadrage aléatoire du Direktor ? C’est un écho direct du sentiment d’impuissance des salariés, ballotés par une logique capitaliste ésotérique qui leur est incompréhensible et sur laquelle ils pensent n’avoir aucune influence.
Des précédents qui n’en sont pas : le cinéma expérimental et les nouvelles vagues
Le cinéma expérimental avait déjà exploré, notamment dans les années 1950 et 1960, de nombreuses pistes « modernistes ». Isidore Isou, un des leaders du lettrisme (mouvement artistique et littéraire des années 1950, qui déstructure le langage pour faire de ses composants élémentaires, les lettres elles-mêmes, son sujet non-signifiant et qui propose par exemple de la poésie sonore) est primé « en marge du festival de Cannes » en 1951 avec Traité de bave et d’éternité, film dont la bande son et les images sont indépendantes. Autre artiste lettriste, Gil J. Wolman propose en 1952 L’Anticoncept, film qui abandonne l’écran standard pour être projeté sur un ballon sonde. Andy Warhol a lui écarté toute forme de narration pour se concentrer sur la contemplation des choses du quotidien dans des formats étirés et/ou des films répétant la même séquence (Empire, Sleep), œuvres qu’il projetait volontiers en simultané. Chris Marker a substitué des images fixes aux images en mouvement dans La Jetée, niant par la même un des aspects les plus fondamentaux du cinéma (l’image animée), et prouvant que le cinéma peut être du cinéma sans cet élément a priori essentiel de son ADN. Mais toutes les avancées formelles de cette époque ce sont faites à la marge, et n’ont jamais vraiment réussi à se débarrasser de leur qualificatif d’« expérimental ». Elles ne sont pas parvenues à investir le cinéma main stream, restant le plus souvent cantonnées dans le circuit des galeries ou dans des manifestations plus ou moins underground, et doivent leurs renommées (toute relative) aux historiens du cinéma. Un des apports principaux de Lars von Trier est d’amener les expérimentations formalistes dans la sphère du cinéma tout court. Il propose en effet des films d’une durée standard, qui narrent des « histoires », qui sont distribués dans les circuits classiques en faisant l’objet d’une promotion traditionnelle et qui sont vus par le grand public.
Les « nouvelles vagues » non expérimentales des années 1960, que ce soit en France, aux États-Unis, en Italie ou ailleurs, ont beaucoup travaillé sur les problématiques de narration (et de non-narration), sur le découpage des films et sur les questions de point de vue. Mais elles ne se sont pas significativement attaquées à la structure (telle que définie plus haut) des films. Pour reprendre la comparaison avec Dogville et Le Direktor, la présence d’un décor n’est pas remise en cause par les nouvelles vagues – quand bien même la nature des décors évolue avec une émergence des décors naturels et non travaillés. De même, les films des nouvelles vagues sont cadrés, même s’ils le sont différemment de ceux du cinéma classique. À ce titre, le Dogme 95 tient plus de la réactualisation d’un geste nouvelle vague, alors que les gestes de Lars von Trier sur Dogville, Manderlay et Le Direktor contribuent au questionnement sur la nature du médium cinéma, sujet de la théorie du modernisme de Greenberg.