Alors que sort, dix jours après son aventure cannoise, le sulfureux Antichrist, se profile à l’horizon une rétrospective du cinéaste danois. Pendant deux semaines, le Centre Pompidou offre une tribune à un réalisateur sacrément gonflé. Adulé, controversé, hué, voué tantôt aux nues, tantôt aux gémonies, Lars von Trier avance tel un ovni sur la planète cinématographique. Avec ses peurs et ses angoisses livrées en pâture, souvent brutalement, mais aussi avec son génie de l’image et des potentialités de l’outil cinéma. À voir et à revoir avant de classer définitivement Lars von Trier parmi les imposteurs surestimés.
Une jeune femme, déguisée en putain, sort, ensanglantée, d’un bateau où elle a livré son corps aux marins (Breaking the Waves, 1996, Grand Prix du festival de Cannes). Une femme, ouvrière pauvre et presque aveugle, est exécutée, pendue après un jugement expéditif (Dancer in the Dark, 2000, Palme d’or à Cannes). Une autre femme, blonde et élégante, débarque dans une ville inconnue, où elle devient le jouet des habitants (Dogville, 2003). Un mélo, un drame social en forme de comédie musicale, une réflexion politique ; de la trilogie européenne (Element of Crime, 1985, Epidemic, 1988 et Europa, 1991) à la trilogie – inachevée – américaine (Dogville, 2003 et Manderlay, 2005) en passant par la trilogie « Cœur d’or » (Breaking the Waves, Les Idiots, 1998 et Dancer in the Dark), Lars von Trier s’est emparé de tous les genres, de toutes les formes.
Quoi de commun entre ces différentes scènes, ces différents films ? Une intransigeance certaine, un regard tranché, influencé par rien d’autre que par les envies d’un cinéaste à part. Et une certaine image de la femme, entre fascination et répulsion, sur laquelle on n’a pas fini de gloser, voir Antichrist et, au premier abord, le graphisme explicite du titre. Mais il serait vain – voire, ce serait un contresens – de réduire le cinéma de Lars von Trier à une série de provocations plus ou moins misogynes. Son œuvre, complexe et protéiforme, va au-delà de la morale. Ce n’est pas pour rien que cette rétrospective a pour titre « Par-delà le bien et le mal ». Lars von Trier, malgré les apparences, n’est pas un cinéaste moralisateur ; il est un créateur expérimental, génial et taré, limpide et obtus. Si l’on peut dégager de sa filmographie des obsessions, des thématiques qui reviennent, il s’essaie à tout sans rien s’interdire, surprenant son spectateur par un cinéma sans cesse renouvelé.
La forme comme objet de réflexion
Des expérimentations formelles de la trilogie européenne au dispositif a minima de Dogville et de Manderlay, en passant par la période Dogma95 (Les Idiots), se dégage un aspect protéiforme jouissif : l’essai de nouvelles formes nourrit sans cesse le processus créatif du cinéaste, dans des dispositif qui ne tournent jamais à vide. Ici, ce sont des couleurs et des sons distordus qui répondent aux esprits tourmentés des protagonistes et aux ambiances morbides dans lesquels ils baignent (Epidemic, Element of Crime). Là, c’est un film (Les Idiots) qui se rapprocherait de la vidéo amateur, sans rien s’interdire (la pornographie, les personnages jouant des handicapés…): la fondation de Dogma, manifeste signé par une poignée de réalisateurs et tôt abandonné, avait pour ambition de revenir à une certaine idée de l’orthodoxie au cinéma. Le travail se concentrait alors sur les acteurs et leurs personnages, avec une mise en scène peu travaillée, dans l’optique d’atteindre une vérité, une sincérité.
Paradoxe, l’annonce d’une non construction formelle devient une construction en tant que telle, et la forme crève toujours autant l’écran. Même procédé expérimental dans Le Direktor (2007), tourné en « automavision » : un processus géré par ordinateur, qui, après mise en place de la caméra, propose quelques six ou sept cadres différents. Pas de cadrage humain, mais une expérience qui apporte tout de même de la vie, le spectateur pouvant en effet regarder l’écran de multiples façons, tant des éléments intéressants peuvent y surgir partout. Dans The Five Obstructions (2004), c’est une expérience oulipienne qui est mise en scène : où Lars von Trier, qui considère le court-métrage The Perfect Human (1967), comme un film parfait, demande à son réalisateur, Jorgen Leth, d’en tourner cinq remakes avec chaque jour de nouvelles contraintes.
Love is a mighty power, isn’t it ?
« C’est un malade, il vous manipule !» Affirmation de spectateur en colère, après le visionnage d’un film de Lars von Trier ? Non, réplique du docteur de Breaking the Waves. Que le personnage de Jan, entièrement paralysé, demande à sa femme Bess d’aller faire l’amour avec d’autres hommes et de lui raconter et l’on crie au scandale, à la perversion ! Mais en plaçant cette réplique dans la bouche même d’un des personnages du film, Lars von Trier renverse la proposition, détourne nos certitudes pour mettre en lumière un « cœur d’or », Bess, qu’il veut pur et sincère en dépit de ses actes, sujet entièrement tourné vers l’amour.
L’amour, là encore sous des formes peu conventionnelles, est aussi présent dans Les Idiots (interrogation du groupe, du couple et de l’individu dans la société bourgeoise) et dans Dancer in the Dark, (amour filial, remise en question de la solidarité d’un groupe social), les deux autres volets de la trilogie « Cœur d’or ». De la même façon qu’une lecture pointant une misogynie ou un esprit pervers est profondément réductrice de l’œuvre de Lars von Trier, il est tout aussi contreproductif de n’y voir que du cynisme. Les films de Lars von Trier sont toujours portés par une réflexion : l’anarchisme de la troupe des Idiots, par exemple, résiste ainsi à l’accusation de cynisme dès lors qu’on veut bien comprendre la démarche politique du groupe.
Quoi qu’il en soit, le propos n’est pas de convaincre les opposants du cinéaste : morale, éthique, perversion, morbidité sont, face aux films de Lars von Trier, éminemment subjectifs. Le propos est de pousser ses adorateurs comme ses détracteurs à le comprendre un peu mieux, à reconnaître son inventivité sans cesse renouvelée. À voir en lui un cinéaste toujours déroutant, labyrinthique, digne héritier de Kafka et de Borges. D’autant que la rétrospective de Beaubourg s’annonce très riche, puisqu’il s’agit d’une intégrale. Outre sa filmographie de long-métrages, ceux qui l’ont fait connaître du grand public comme les précédents, sont programmés toute une série de courts-métrages, de films publicitaires et de clips, ainsi que sa série L’Hôpital et ses fantômes. Des visio-conférences en direct de Copenhague (la phobie de l’avion du réalisateur n’est plus à démontrer) sont aussi proposées. Un programme qui promet de dévoiler – ou de tenter de dévoiler – des aspects cachés de l’un des cinéastes les plus intelligents du moment. Un esthète polymorphe indéchiffrable, dont les lectures de l’œuvre s’avèrent infinies.