En faisant mine de suivre les pérégrinations d’un tueur en série iconoclaste, The House That Jack Built se présente comme une méditation sur la création. Au fil du dialogue philosophique structurant le film, Jack, qui revêt à la fois les habits du meurtrier, de l’architecte et du photographe, envisage ainsi ses méfaits comme le fruit d’un travail artistique. Chacune des parties, focalisée sur une situation et un crime, prend alors la forme d’une étude des différentes facettes du processus créatif guidant consciemment ou non le travail d’un auteur :
- Le hasard et l’impulsion. Le coup de cric du premier meurtre ou la vieille femme écrasée du troisième témoignent d’une attention au « matériau » qui guide la main du créateur et à la part aléatoire présente dans la gestation d’une « œuvre ».
- La reprise. Plus d’une fois, les meurtres de Jack sont ponctués de petits ratés et d’approximations. Ici un corps rigide est ramené sur le lieu d’un crime pour obtenir de nouvelles photos, là un nettoyage n’en finit plus, comme si Jack, atteint de TOC sévères, peinait au-delà de sa manie du ménage à finaliser son « œuvre », à laquelle il ne cesse de rajouter de petits coups d’éponge en guise de coups de pinceau.
- Le goût des règles. Lars von Trier fut le fer de lance du Dogme95, mouvement reposant sur le respect de dix contraintes (par exemple : refus des flashbacks, stricte limitation au son direct, etc.) La partie de chasse où Jack exécute toute une famille obéit ainsi à une série de principes, de l’ordre des cibles (Jack s’attaque d’abord aux plus jeunes, qui ne peuvent avancer sans leur mère, pour faire durer la chasse le plus longtemps possible) au décompte final, qui correspond au chiffre favori de la dernière proie encore en vie.
- Le désir d’expérimenter. Le dernier meurtre ambitionné par Jack consiste ainsi en une tentative pour savoir si, oui ou non, il est possible de tuer plusieurs victimes d’une seule balle de fusil.
Cette théorisation manifeste de von Trier n’est pas sans soulever quelques questions, qui s’imposent au-delà des réponses habilement données par le cinéaste. C’est que le cœur de The House That Jack Built se trouve dans le déploiement d’une rhétorique reproduisant les contours de l’échange philosophique voltairien pour mieux amener le film sur le terrain de l’introspection, voire de l’autojustification – par exemple, la question de la possible misogynie des œuvres de von Trier est clairement posée par l’entremise d’une remarque de Verge, l’interlocuteur de Jack, sur les portraits de femmes brossés au fil du récit. En dépit de sa forme en apparence composite, le film de von Trier n’est toutefois pas aussi heurté ou chaotique qu’il n’en a l’air. Au contraire, sa part « laborieuse » s’avère consciemment construite et se voit même diégétiquement intégrée au récit : Jack tâtonne, essaie, se loupe, jouit d’une chance extraordinaire, se comporte moins comme un artiste maître de ses émotions que comme un garçon parfois impulsif et pervers. L’artiste serait ainsi non pas un démiurge mais un être besogneux, parfois perclus de tics, en combat permanent avec sa propre misanthropie et son égo démesuré.
L’illustration et le texte
En cela, The House That Jack Built embrasse pleinement l’horizon de l’autoportrait en revenant sur ce qu’on a pu reprocher par le passé à von Trier, de ses prises de parole provocantes (ses propos sur Hitler lors de la conférence de presse de Melancholia au Festival de Cannes en 2011) à la violence de certaines images de ses films, ici intégrées (des extraits d’Antichrist, Melancholia, etc.) dans le flux d’un montage qui étonne souvent par sa dimension purement illustrative. Par exemple, les représentations de tigres ou d’agneaux qui s’insèrent dans le dialogue entre Jack et le mystérieux Verge ne sont là que pour supporter le raisonnement dialectique du meurtrier. Dès lors elles l’accompagnent, comme une gravure accompagne un texte qui lui seul est porteur de sens. Et lorsque les images parlent enfin sans venir après un dialogue, on est en droit de rester pantois devant la naïveté de certaines figures, à l’instar de cette scène aux Champs Élyséens où des inserts de pans de moulins viennent souligner le mouvement qu’opère alors le montage, soit un brassage des différentes étapes qui composent la trame de la vie de Jack. Si von Trier peut se révéler ici et là joueur, voire amusant, il peine ainsi à convaincre comme théoricien. Sa vision de l’art n’est pas seulement sommairement dévouée aux icônes (d’où la place dans le montage accordée à Glenn Gould qui, dixit Jack, « représente l’Art », figure dont l’excentricité et la virtuosité sont les deux traits dominants), elle repose également sur une compréhension parfois superficielle de l’esthétique, sacrifiée au profit de l’idéal pompier de « grandeur », comme le montre la reproduction de Dante et Virgile aux Enfers, où le tableau de Delacroix est réduit à ses signes les plus imposants (l’immensité du ciel, la lueur démoniaque, les corps musclés des damnés).
Cet aplanissement entérine dès lors la part parfois très simpliste que prend la pensée de Lars von Trier, à l’image de la place symbolique qu’occupe le motif du négatif, supposé révélateur de la « part intrinsèquement démoniaque de la lumière » – et donc aussi du cinéma. Le problème ne tient toutefois pas seulement dans la relative pauvreté de la réflexion, mais bien plutôt dans le fait que celle-ci ne prend jamais véritablement une autre forme que celle du discours. Les pas de côté, les apparentes digressions ou parenthèses graphiques font partie intégrante d’un propos savamment construit et articulé auquel est subordonnée la matière du film. Si traité, essai ou manifeste esthétique il y a, il se révèle in fine davantage textuel que filmique.