Dans un contexte politique et social assez anxiogène, il est plutôt rassurant de constater l’existence de quelques voix récalcitrantes au modèle dominant. Foncièrement engagé et concerné, Robert Guédiguian est l’un de ces porte-voix qui remuent les consciences. Diaphana nous donne l’occasion, avec l’édition de l’œuvre intégrale en DVD, de nous replonger dans les sources et les accomplissements d’une filmographie qui n’en finit pas de se réinventer.
Mourir pour des idées
Si, à chaque nouvelle sortie d’un film de Robert Guédiguian, on se rappelle immédiatement sa fibre politique, il faut revoir ses tout premiers films pour y trouver à la fois les racines de l’engagement, la veine autobiographique et la genèse des lieux et des personnages qui imprègnent toute son œuvre.
Dernier été, Rouge midi, Ki lo sa? et Dieu vomit les tièdes, ses quatre premiers films donc, présentent une profonde cohérence et englobent tous les thèmes chers au réalisateur. Ils sont la source de son œuvre et probablement ses films les plus « chauds », dans le sens de « non tièdes », pour reprendre le titre d’un de ses films les plus désespérés. S’ils célèbrent l’amour et l’amitié, la simplicité des saveurs de la vie – thèmes qu’on retrouvera encore, traités différemment, dans ce que Guédiguian lui-même nomme le cycle des « contes de l’Estaque » – les sentiments sont dans ses premiers films plus brutaux, presque toujours liés à une théorisation politique. Ici, c’est À la vie à la mort (titre d’un de ses films, 1995), c’est « mourir pour des idées », c’est « plutôt crever que de trahir les idéaux ».
Guédiguian, on l’a déjà écrit, sous couvert de certains clichés, le soleil de la Méditerranée, le chant des cigales et l’accent chantant, est un cinéaste sombre. En découvrant son premier film, Dernier été (1980), c’est un Marseille bien différent de ce qu’on a pu voir auparavant à l’écran, dont la géographie particulière, celui de « villages » est mis à profit: nulle part ailleurs les personnages n’auraient pu s’épanouir que dans cette Estaque et ce Rove faits de collines, de ruelles, de rochers surplombant les calanques, de proximité du commerçant, du voisin. On est dans un monde ouvrier en train de mourir: « Y a des soirs comme ça, dit Robert (Gérard Meylan), j’ai envie de partir, de tout quitter même les amis. Ils se rendent pas comptent… ça fait dix ans que tous les jours on recommence la même chose, comme si on voulait pas vieillir. Tout change et nous on continue, maintenant y a plus rien. » Cette phrase, déployée sur le Nisi Dominus de Vivaldi, comme une urgence, une tristesse infinie, une tragédie à venir, est caractéristique des quatre premiers films du cinéaste. Un travail de mort est à l’œuvre, et Marseille est filmé comme jamais il ne l’a été auparavant, comme si c’était la dernière fois.
Ce monde ouvrier qui finit, c’est aussi l’histoire de Rouge midi (1983), un peu à part dans la filmographie de Guédiguian. Il n’y change cependant pas de bord, la veine politique est bien là, dès l’incipit, où Sauveur se souvient de ses ancêtres immigrés d’Italie : « Je les vois sans âge, le temps n’est pas passé sur eux, c’est eux qui sont passés. J’ai trop de mémoire. » Mais il s’agit ici d’une fresque historique qui modifie un peu le rythme de la mise en scène. Guédiguian balaie dans Rouge midi l’immigration italienne des années 1920, le Front populaire, la guerre et la Résistance puis les années 1960 où d’autres engagements sont à inventer. On ne retrouve pas dans ce film la simplicité et la fascinante sincérité des prises de paroles de ses personnages, même dans les dialogues très écrits, comme si les acteurs et leurs rôles étaient les mêmes. La volonté de Guédiguian est d’inscrire une histoire familiale, sur plusieurs générations, dans l’histoire tout court. Histoire balayée par l’engagement communiste, et traitée, comme le dit Charles Tesson dans la présentation du film, « sur un mode allusif et laconique ». Le rythme du film s’en ressent, entremêlant les amours des différents âges et époques. Comme beaucoup de ses autres films, Rouge midi est aussi un possible autoportrait de Guédiguian, notamment avec la question de la dette au père qu’on retrouvera bien plus tard avec Mon père est ingénieur (2004).
L’autoportrait est sans doute encore plus poussé dans ses deux films suivants, Ki lo sa ? (1985) et Dieu vomit les tièdes (1989). Ki lo sa ? est peut-être le film de ce cycle le plus dépouillé dans sa mise en scène et à la fois le plus fourni dans sa réflexion. Les personnages, comme Guédiguian au moment où il les filment, se trouvent à une frontière : celle de la fin de l’adolescence, des choix, de la perte de l’innocence. Marie (Ariane Ascaride), Gitan (Gérard Meylan), Dada (Jean-Pierre Darroussin) et Pierrot (Pierre Banderet), se retrouvent dans la maison de leurs vacances d’été, lorsqu’ils étaient enfants. L’enfance, précisément, vient les hanter, comme elle imprégnera aussi Dieu vomit les tièdes, avec le serment que se font les quatre protagonistes, alors enfants. Le « nous sommes nés trop tard, plus tôt on aurait pu vivre avec des certitudes » de Gitan fait écho au mensonge de Dada sur son bonheur qui « ne lui sert pas à grand-chose », avant d’avouer que ce bonheur est tout simplement inexistant. Ce film, « simplissime dans sa forme » comme le souligne justement la journaliste Isabelle Danel, auteur de Conversation avec Robert Guédiguian est la démonstration d’un espoir impossible, pour l’individu comme pour le groupe. La volonté justement de retrouvailles de ce groupe est vouée à l’échec parce qu’il n’y croit plus. Ils doivent accepter, comme le dit Gitan, qu’ils sont « des inadaptés, des handicapés », et que « cette régression de merde dans ce parc y’en a marre ».
Dieu vomit les tièdes (1989), sans conteste le film le plus violent de ce premier cycle, s’inscrit dans la droite ligne de Ki lo sa ? « Film d’apprentissage », comme le souligne le critique Michel Boujut dans la présentation de l’édition DVD, il réunit la « tribu originelle » déjà mise en place dans les trois précédents films : Meylan, Darroussin, Ascaride. Les personnages, les lieux – ici, Martigues et le canal reliant l’étang de Berre – sont déjà installés. D’un certain point de vue, rappelle Michel Boujut, Dieu vomit les tièdes rappelle Vincent, François, Paul et les autres (Claude Sautet, 1974) : il est ici question de la volonté d’avènement d’une société égalitaire, du renoncement aux idéaux, d’un film anti-capitaliste où les êtres qui l’habitent ne peuvent se remettre de la fin de l’utopie. Comme dans le film de Sautet, un des quatre personnages reste ici « à la marge » : Frisé (Gérard Meylan), seul a ne pas avoir renoncé à ses idéaux, peintre – poète – clochard habitant une bicoque bancale en bord de canal, entourée de déchets : « Moi, dit Frisé, je vis dans le souvenir, vous, vous vivez dans l’oubli. »
On aborde à nouveau un film sombre, noir, une variation sur des thèmes déjà développés dans Ki lo sa ?, à travers cette fin de l’enfance qui prend plusieurs visages. Dieu vomit les tièdes, comme Ki lo sa ?, met en scène les enfants qu’ont été les protagonistes désenchantés : le pacte conclu entre les quatre enfants se jurant, eux, « fils de pauvres », de ne jamais oublier d’où ils viennent et d’œuvrer pour le bonheur égalitaire, vient hanter le film comme les enfants jouant dans le jardin de la maison perdue hantent Ki lo sa ?. Toujours ancré dans la réalité et ses contingences dont on ne peut faire abstraction (notamment au travers du personnage de Quatre-Œil (Pierre Banderet), l’immigré yougoslave faisant vivre sa famille restée au pays en travaillant pour un « journal de merde »), le film joue en même temps du symbolisme du bicentenaire de la Révolution : deux siècles plus tard, les « fachos » installent des barricades et sans culottes en papier mâché pour commémorer un événement dont le sens originel est définitivement perdu, et les quatre héros ne peuvent que les défier par leurs chants révolutionnaires… Dieu vomit les tièdes est une démonstration abrupte de l’incapacité des rebelles a s’insérer dans une société qu’ils rejettent : tous leurs espoirs (maternité et amour pour Tirelire~/ Ariane Ascaride, retour aux sources et quête du sens pour Cochise~/ Jean-Pierre Darroussin) sont piétinés par le passé qui les rattrape, le présent qui ne peut se construire. La fin, annoncée par les cadavres flottant dans les canaux de Martigues, sera brutale, sans appel, comme dans Ki lo sa ?
Ces quatre films annoncent la suite de la filmographie de Guédiguian : dans la mise en scène, les dialogues, le ton politique, les acteurs fidèles. Les cadres de ses films présentent toujours des lignes de fuite lointaines, des diagonales coupant l’espace, des séparations et des arrières plans suggérant l’ailleurs, à l’image de ces personnages en-dehors de leur époque : on est en plein mitterrandisme, et à mesure que le pouvoir de la gauche s’empare des ors de la République, le pouvoir idéologique des racines de cette gauche devenue institutionnelle déserte la rue et les cœurs. Sauf pour certains, que Guédiguian met éternellement en scène. Pas étonnant que l’ancien président ait inspiré le cinéaste et qu’il lui consacre un portrait dans Le Promeneur du Champ-de-Mars (2005). Et si l’amour et l’amitié attrapent les cœurs et leur insufflent cette joie de vivre qui transperce, malgré tout, tous les films de Guédiguian, ils n’ont pas le pouvoir de faire évoluer la société.
De la misère sociale à l’éclaircie amoureuse
Quatre longues années passent entre la sortie passée un peu inaperçue de Dieu vomit les tièdes et L’argent fait le bonheur, un téléfilm produit par France 2 à la suite d’un grand concours national. France Télévision, dans le cadre d’une volonté affichée de renouveler les réalisateurs – à défaut des codes télévisuels – demande à des cinéastes amateurs ou professionnels de faire parvenir leurs scénarios. Plus de mille textes sont reçus, Guédiguian en propose un en compagnie de Jean-Louis Milesi. Miracle, le projet est retenu. Suite à une volte-face de la direction de France 2, le téléfilm trouvera refuge sur Arte pour une première diffusion relativement confidentielle.
Le film traite de la volonté farouche de mères de la banlieue marseillaise à créer un comité de solidarité, avec l’aide bienveillante d’un curé campé par Darroussin. Configurant les relations incestueuses entre idéologie communiste et transcendance religieuse que l’on retrouvera fréquemment dans l’œuvre de Guédiguian, ce téléfilm a le mérite de tisser une jolie fable populaire. Deux clans en conflit décident de séparer tout le quartier par une épaisse démarcation faite au sol avec une peinture jaune bien grasse : la métaphore du cloisonnement est traitée avec le recul de la fantaisie, pour ne pas heurter de trop près le réel. Le désir de parler, de dénoncer est latent mais reste maquillé derrière le dispositif, laissant une grande place à l’imaginaire et à la distanciation. Une mise en perspective ludique qui va finir par se confronter très vite à une peinture sociale plus directe, plus crue : c’est À la vie à la mort, sorti en 1995.
À la vie à la mort ne biaise pas, n’emprunte pas de chemins de traverse pour asséner son message : la misère étouffe, la vie sociale est gangrenée malgré quelques îlots abandonnés, en naufrage, mais qui luttent pour leur dignité. C’est par l’entremise d’un de ces navires perdus que Guédiguian constitue une communauté un peu hors du monde, celle des habitués du cabaret «Le Perroquet bleu». Cette vie sociale en modèle réduit s’organise, presque en autarcie. Récurrence encore ici du thème de la tribu face au monde, en perpétuelle résistance.
Rappelant le pacte des prolos de La Belle Équipe de Duvivier, les personnages s’unissent et s’entraident pour la réussite d’un même projet. En 1936, c’était fonder une guinguette au bord de l’eau. En 1995, on ne construit plus, on tente de conserver et de sauver ce qui peut encore l’être, en l’occurrence le cabaret populaire en proie aux pires difficultés de survie. Proclamation sincère du « tous pour un, un pour tous », le film n’arrive pas à faire fondre le spectre menaçant de la crise et du chômage grandissant des années 1990 : quelle est finalement la place de l’individu dans le marasme collectif ? Guédiguian choisit de célébrer ce que l’on pourrait appeler la singularité solidaire, nouvelle réminiscence du mélange hétérodoxe entre Pif le chien et Jésus-Christ : chacun sa croix mais portons-les ensemble.
Deux ans plus tard, Guédiguian décide une nouvelle fois de parler d’un groupe bien précis, celui d’un pâté de maison de l’Estaque en y introduisant une nouvelle marotte : le couple et le désir amoureux. C’est son plus grand succès : Marius et Jeannette. Une fable sentimentale qui n’élude pas le contexte social mais mise avant tout sur les péripéties romanesques de deux êtres en quête d’affection. Ou comment Marius et Jeannette vont renaître à la vie, à la joie via la conscience de plaire et de se sentir aimé.
Plus que le supposé mélo vers lequel le film peut tirer, il faut mettre en exergue la délicatesse et la finesse des chassés-croisés, entre refus d’un bonheur coupable et exaltation des sens libérés. C’est par l’amour et les sentiments partagés que les deux personnages s’extraient d’un quotidien aux contours incertains : il s’agit de réenchanter la vie. Marius et Jeannette reste le plus grand succès public de la carrière de Guédiguian, le film qui l’intronise comme auteur qui peut s’exporter massivement au-delà de la périphérie marseillaise. Un triomphe porteur de nouvelles possibilités créatrices mais aussi quelque peu déstabilisant : comment rebondir et garder le cap après un tel déferlement ?
Dénigrements, retour sur soi et expansion explosive
Sans perdre de temps, Guédiguian se remet au travail et propose en 1998 le mélodrame outrageusement chargé, À la place du cœur. Deux jeunes marseillais veulent se marier. Le garçon est accusé à tort de viol, le fait qu’il soit un enfant adopté noir ne semble pas émouvoir le policier chargé de l’affaire, au contraire. Les relents de racisme de la police sont explicitement mis en avant, le caractère miséricordieux du calvaire christique un peu trop évident.
Déluge médiatique : on assiste à un réel lynchage de la part de la presse, besogneuse quand il s’agit de remettre à leur place les fauteurs de troubles intempestifs. Sans doute trop excessive, cette cabale n’est pour autant pas dénuée de tout fondement tant le film est parcouru de boursouflures maladroites, même si parfaitement sincères. Le petit théâtre de l’Estaque semble être à bout de souffle, c’est pour cela que Guédiguian va immédiatement proposer, en guise de réponse directe aux critiques mais aussi comme moyen d’introspection, un film réflexif sur son propre travail de scénariste avec À l’attaque! (2000).
On pense encore à Duvivier et sa Fête à Henriette de 1952 : deux scénaristes débattent de leur prochain film en échafaudant plusieurs intrigues, celles-ci sont projetées instantanément à l’écran. Guédiguian s’amuse de ses propres travers et de la propension des chroniqueurs à les souligner. Les personnages planchent sur le sujet d’un film politique et dressent une à une toutes les pistes narratives les plus éculées, comme un vilain pied-de-nez à ses détracteurs.
Exercice de style plutôt risqué, Guédiguian s’en sort avec les honneurs en gardant à l’idée que l’humour et la décontraction ludique sont les ciments premiers d’un cinéma ontologiquement social et populaire. Le film sonne comme un retour aux sources après le grandiloquent et douloureux À la place du cœur. Le terrain est labouré, redevenu vierge, il est capable d’accueillir le film-somme des obsessions du réalisateur, son véritable chef d’œuvre d’accomplissement : La ville est tranquille (2001).
Film choral altmanien, La ville est tranquille tisse une multitude de nœuds narratifs qui ne cessent de se croiser et de s’emmêler à travers les rues étroites de l’Estaque. L’idée de groupe réduit se disloque en une multitude de petits fragments sociaux qui s’entrelacent au fil des rencontres, fortuites ou provoquées. Une petite science des comportements se met définitivement en place chez Guédiguian, sans stéréotype manichéen comme il était parfois question dans les œuvres précédentes, mais avec beaucoup de tendresse.
Les personnages, qui ne sont pas tous des anges, sont construits avec foi et confiance en leur dignité, c’est d’ailleurs l’un des points cardinaux du travail de Guédiguian : ne jamais charger un personnage, ne pas instruire de procès lapidaire et définitif. Pour preuve, un petit tyran de supermarché peut très bien se racheter une conscience sociale et passer d’une caractérisation assez rigide de petit patron exécrable à la rédemption ultérieure, c’est-à-dire la compréhension du malheur des autres. Tout est affaire d’empathie et de dialogue : la solution se situe en chacun des personnages, elle s’appelle solidarité ouvrière et conscience sociale.
Déploiements et actualisations des thèmes capitaux
Marie-Jo et ses deux amours est une sorte de continuation sensuelle et déchaînée de Marius et Jeannette. Là où celui-ci s’arrêtait aux portes de l’intimité pour sonder d’abord et avant tout l’espoir d’une vie embellie, le film de 2002 fascine par son regard plus cru et pessimiste. Les corps sont filmés nus et sans artifice, l’acte d’amour est celui de la libération des pesanteurs mais il en porte en lui une part de péché, ou du moins de culpabilité. Marie-Jo est mariée à Daniel, son amant se prénomme Marco. Elle voudrait pouvoir concilier ses deux relations, car son amour pour les deux hommes est sincère et vivace, mais cette double vie finit par créer un climat pesant et délétère.
Vision impudique des soubresauts amoureux, le film part du constat ambivalent que les personnages ont du sentiment et de l’émotion. Porteur d’une valeur de plaisir et de jouissance, il peut être aussi destructeur et douloureux. Truisme sans saveur dans les faits, cette dualité voit son intérêt décupler par l’intensité d’une mise en scène plus travaillée qu’auparavant, plus signifiante. De petits riens pouvant suinter la bien-pensance, Guédiguian arrive à élaborer une pensée de la combustion amoureuse, oscillant entre les braises de la passion et les cendres des cadavres. Un constat limpide et plus désabusé qu’à l’accoutumée.
Mon père est ingénieur est souvent considéré comme l’un des trois points culminants de la filmographie de Guédiguian, aux côtés de Marius et Jeannette, et de La ville est tranquille. L’occasion donnée par l’édition DVD de redécouvrir le film fait apparaître une fâcheuse tendance du film à mal vieillir, et même à tirer parfois vers le ridicule. Les fantasmes fantastico-religieux d’une Ascaride en nouvelle Vierge sont plutôt fatigants et superflus. Ces bifurcations vers les références bibliques ne tiennent pas la comparaison face à la force du sujet principal : une femme a perdu toute envie de vivre suite à un événement particulier, elle s’est réfugiée dans un parfait mutisme qui rend perplexe tout son entourage.
Son amour de jeunesse, médecin comme elle mais du genre sans frontière et kouchnerisé, revient la voir et, à défaut de tenter de la réveiller au monde, la veille et la sécurise. Autour de la mutique se déploient les habituels atermoiements sociaux qui bousculent la vie de Marseille et surtout de l’Estaque. Pourtant, tout semble bégayer, à l’instar d’une improbable idylle entre deux jeunes préadolescents recyclant tous les poncifs du genre, et annoncer la fin d’un cycle menacé d’asphyxie. Plutôt qu’embrayer de nouveau sur les mêmes thèmes, Guediguian va de lui-même provoquer une grande révolution dans son cinéma : quitter Marseille et son petit théâtre quotidien. Une transhumance qui transporte avec elle la volonté de toucher à de nouveaux univers, sans pour autant renier ses idéaux et ses principes.
Explosions des règles et transhumances des genres et des lieux
Direction Paris et les lustres dorés de la République. Guédiguian s’intéresse à la fin de règne du président Mitterrand, une approche politique plutôt inédite dans le cinéma contemporain français peu enclin encore au biopic politique, à l’exception intermittente d’un Serge Le Péron (J’ai vu tuer Ben Barka). Pourtant le focus n’est pas orienté vers la vie publique du socialiste mais sur son intimité, sa vie privée marquée par la propagation massive de son cancer et de ses doutes très « fin de siècle ». On aurait pu attendre de la part d’un réalisateur au pedigree communiste un portrait à charge contre le représentant du rêve déçu, celui qui a cédé aux logiques du marché en abandonnant sans ombrage les revendications de l’union de la gauche. Point de cela. Le film n’élude pas certains points sombres de la carrière du président, comme ses liens avec Bousquet, mais ne s’y attarde pas, préférant filmer l’homme derrière la bête politique.
Portrait humble et distancié, le film semble lui-même prendre la posture des personnages gravitant autour de Mitterrand, se prenant d’affection pour un homme aux multiples défauts mais au charisme et à la culture si fascinants. Le Promeneur du Champ-de-Mars développe une intrigue mettant en scène un jeune journaliste chargé de rédiger les mémoires du président, ce qui lui permet de côtoyer quotidiennement le mourant. L’histoire personnelle de ce rédacteur n’est finalement que peu intéressante, tant Michel Bouquet – parfait en régnant décrépit – occupe tout l’espace et permet à Guédiguian de s’émanciper de ses tics cultivés depuis près de 25 ans de carrière. Plus question de communauté ou de clan, l’individu est seul, devant la mort et le constat d’une vie à son crépuscule. Ce changement de cap semble préfigurer une nouvelle façon de concevoir les rapports humains et une nouvelle focalisation : parler de soi et de la quête individuelle. Ce sera l’un des thèmes principaux de son film suivant, Le Voyage en Arménie sorti en 2006.
Anna est médecin à Marseille, fille de Barsam, gravement malade. À l’instar du Mitterrand du Promeneur, Barsam est conscient de son imminente disparition et plutôt que d’écrire sur son passé, il va le raviver en se déplaçant sur les terres de ses ancêtres, l’Arménie. Il part sans prévenir, Anna va le poursuivre à travers Erevan et la campagne arménienne. Retour aux sources donc, mais aussi découverte de soi et du monde par le voyage initiatique. Guédiguian sort des murs pour filmer la nature et la montagne dans un contexte précis et dépaysant, celui des guerres mafieuses dans un pays en voie de développement. Le propos politique est toujours la lame de fond du traitement mais on sent poindre ici une réflexion plus travaillée sur l’identité et les différents déterminismes qui façonnent le fameux « être au monde ».
Le film suivant de Guédiguian – Lady Jane, le dernier en date – introduit lui aussi un nouvel élément renouvelant l’art du cinéaste, celui de l’accaparation totale des canons du genre, en l’occurrence le polar et ses ramifications archétypales. Dans un style assez surprenant de sa part, Guédiguian ouvre une nouvelle voie vers ce que pourra être son cinéma des prochaines années. En multipliant les pistes pour mieux contrecarrer ceux qui lui reprochent de se cantonner à la même ritournelle, le réalisateur marseillais prouve sa capacité d’adaptation et son potentiel à s’avancer vers de nouveaux territoires, tout en conservant et en cultivant ses spécificités.
Son prochain film, L’Armée du crime prévu pour 2009, traite du groupe Manouchian, ces résistants franco-arméniens durant la Seconde Guerre mondiale. Il réunit à lui seul les deux aspirations du cinéaste : traiter d’un fond commun et caractéristique, les protagonistes sont communistes et arméniens, mais aussi une volonté de s’affranchir quotidien pour se frotter à un nouveau genre, celui de la reconstitution historique. Près de trente ans après ses débuts, Guédiguian réinvente encore son cinéma et compose, film après film, l’une des œuvres les plus actuelles et sensibles du cinéma français de l’entre-deux-siècles.