Skolimowski est de retour après dix-sept ans d’exil filmique. Coup de tocsin libérateur, Quatre nuits avec Anna sonne la charge héroïque d’un jeune réalisateur de 70 ans, toujours aussi habile à décrypter l’indicibilité des sentiments. Son film vogue entre les rapports de l’intime et du voyeurisme, flirte avec la perversité dans une atmosphère vaporeuse et viciée : désespérant et lunaire, le nouveau Skolimowski explore l’âme humaine dans un élan à la fois distancié et empathique.
Quatre nuits avec Anna a fait l’ouverture de la Quinzaine des Réalisateurs cette année, comme pour appuyer encore un peu plus fort sur l’événement : le retour quasi inespéré du grand Skolimowski à la manœuvre. Cela faisait près de deux décennies que l’un des plus influents représentants de la nouvelle vague polonaise n’avaient plus fait parler son talent à l’écran. Réfugié dans la peinture et emmuré dans sa villa de Malibu, l’ancien poète (et boxeur) se contentait du mutisme et de l’isolement, loin des affaires du monde. C’est la nostalgie de la Pologne, qu’il n’entrapercevait plus que dans ses lointains et tronqués souvenirs, qui a poussé Skolimowski à reprendre sa place au sein d’un cinéma polonais en reconstruction.
Il ne faut pourtant pas compter sur cet animal pour remettre de l’ordre dans la gabegie nationale. Comme à son habitude d’ancien dynamiteur des conventions établies, le cinéaste se préoccupe avant tout de la déconstruction des liens qui rompent et se brisent. Loin d’être un faiseur d’union ou d’harmonie, il dessine les dissensions et les paradoxes. Et c’est dans cet exercice qu’on le retrouve aujourd’hui dans un récit traitant une nouvelle fois de l’impossibilité de communiquer les émotions et les sensations, censurés par de multiples instances, aussi bien individuelles que sociales.
La situation prend place dans un village anonyme, perdu dans une campagne qu’on n’identifie que par son aspect lugubre et monotone. Leon Okrasa travaille dans un hôpital de la région, jonglant entre basses besognes et gardiennage. Anna est infirmière dans ce même hôpital, elle n’est ni spécialement belle ni réellement futée mais Leon n’en a cure : il l’a repérée depuis quelques temps, et l’observe assidûment, à l’hôpital ou devant chez elle. Un jour, Leon aperçoit Anna en lutte avec un homme encapuchonné dans une grange. En s’approchant, il comprend : les deux individus ne s’amusent pas. Anna subit un viol, aussi crapoteux et dégueulasse que la boue souillée d’excréments de porc dans laquelle ils pataugent. Cette situation le pétrifie, l’anéantit. Ne réussissant pas à trouver la force nécessaire pour intervenir, il assiste impuissant à la scène, avant de s’enfuir sous la pluie. C’est à partir de cet événement que l’obsession triviale se détourne vers la pathologie : Leon va à plusieurs reprises s’introduire, de nuit, chez Anna afin de humer l’odeur de la femme endormie ou pour s’asseoir devant son corps alangui.
La trame esthétique du film cultive l’ambivalence entre la beauté plastique objective des plans et le sordide infect de ce qui est dépeint. Tout dans ce village respire le vice caché, les hantises inassouvies. Le traitement de la lumière et du cadre imprime une ambiance flottante et menaçante, les teintes de gris sont oppressantes et ne ménagent aucune échappatoire aux personnages, englués dans leurs propres contradictions mortifères. Les paysages sont embrumés, l’extérieur est ainsi dessiné très approximativement, comme dilué dans les songes ou les fantasmes moribonds. Cette sensation est décuplée par une mise en scène ample et mobile, la caméra se déplace dans la brume, la fend tout en cultivant un paradoxe troublant : les mouvements sont doux et fluides, comme une réponse antagoniste à la rudesse des lieux. Cette alliance de la courtoisie doucereuse des déplacements de caméra et la crasse des parages accroît inexorablement la gêne et le trouble du spectateur, pris entre deux feux qu’il ne peut contenir.
La perversité est un thème récurrent dans le cinéma, sœur jumelle de la discipline psychanalytique, tous les deux naissant presque dans la même couche. Ici, Skolimowski traite de l’impuissance de la parole et de l’intériorisation excessive des pulsions. Leon n’arrive pas à mettre en mots ces sensations, il n’arrive pas à les appréhender ou à les comprendre car la faculté d’expression lui est absente. Toutes ses pulsions sont réprimées et ne peuvent jaillir vers l’extérieur par la parole ou la communication. C’est cette frustration qui finit par le couper du monde extérieur, par le pousser à construire un univers parallèle, celui de la perversion voyeuriste qui se nourrit d’elle-même, au point de devenir le seul horizon possible pour Leon. Pourtant, Leon n’est jamais accusé directement par l’image, Skolimowski ne charge pas son personnage. Même si le regard est très distancié, comme extérieur et démiurgique, on sent derrière la froide illustration de l’ineffable, une timide croyance en la bonté du personnage, cette dernière ne cherchant qu’à trouver un moyen d’expression. Pour Skolimowski, l’expression est le cinéma, c’est lui qui l’a éjecté hors du bunker de Malibu. Pour Leon, on ne sait pas : le film ne tranche pas et c’est au public de parler, de s’exprimer. Comme une libération après la brume nébuleuse déployée durant un peu moins d’une heure et demie.