Après l’édition en 2013 d’une Intégrale Éric Rohmer, coffret édité par Potemkine/Agnès b. et coordonné par Noël Herpe, qui présentait des films du réalisateur au statut différent (les longs-métrages mais aussi des inédits et des courts), l’Agence du court-métrage sort en salles certains de ceux-ci dans deux programmes : « Préludes #1 » avec deux fictions, Présentation ou Charlotte et son steak (1960) et La Sonate à Kreutzer (1956) ; « Préludes #2 » avec la fiction Véronique et son cancre (1958), et trois documentaires, Nadja à Paris (1964), Une étudiante d’aujourd’hui (1966), Fermière à Montfaucon (1967).
Ces deux programmes invitent à reparcourir en six films les années charnière de la constitution du « Grand Momo », ces années 1950 et 1960 étant en quelque sorte des années de formation de la fabrique rohmérienne, particulièrement contrariées, mais décisives en plein contexte de la Nouvelle Vague. Il ne s’agit pas ici de son premier film en tant que tel, Journal d’un scélérat (1950), mais Présentation ou Charlotte et son steak vient juste après, initié dès 1951. C’est une période où Rohmer est encore à la fois professeur de lettres classiques et critique et/ou animateur de ciné-club, avant que le cinéma ne devienne peu à peu son activité principale lorsqu’il devient rédacteur en chef des Cahiers du cinéma entre 1957 et 1963. Il réalise La Sonate à Kreutzer (1956) et Véronique et son cancre (1958), et son premier long-métrage Le Signe du Lion (1959), cuisant échec commercial. Fin 1962, Barbet Schroeder aide Rohmer dans la création d’une société de production, Les Films du Losange, qui permettra de réaliser La Boulangère de Monceau (1962) et La Carrière de Suzanne (1963).
Les trois fictions de « Préludes » rendent compte de cette période, et les trois documentaires (1964-1967), d’une période de creux dans la vie de Rohmer : il est évincé de son poste aux Cahiers, et réalise des films pour la télévision scolaire, des films de commande, mêlés à certains projets personnels. Ces films s’inscrivent dans le parcours historique, biographique et esthétique de l’œuvre de Rohmer, avant d’en revenir, avec succès, au long-métrage avec La Collectionneuse (1967).
Parmi ces films qu’on peut voir en salles, La Sonate à Kreutzer est un inédit, projeté une seule fois, et réputé perdu. Sa reconstitution est le fruit du travail mené autour des archives d’Éric Rohmer puisque la bande-son a été retrouvée dans les archives de l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine où ont été déposées les archives du fonds Rohmer) et le négatif dans l’appartement du réalisateur. Mais bien au-delà, c’est l’opportunité de voir en salles ces œuvres comme des esquisses des films à venir dans l’œuvre rohmérienne alors en déploiement où l’indifférence entre le statut documentaire ou fictionnel, le statut d’enquête ou de petit drame, le caractère amateur, sont au service d’une appréhension des êtres et du monde, approchés par touches, variations. Rohmer énonce d’ailleurs lui-même : « J’ai fait du 16mm autrefois, mais dans un esprit d’esquisse, de brouillon, de gammes », « format idéal pour filmer certains sujets qui me tiennent à cœur ».
Archive rohmérienne
Ces courts-métrages forment une sorte d’archive de l’œuvre de Rohmer, confirmée par le réalisateur énonçant à propos de Présentation ou Charlotte et son steak : « C’est un film qui est intéressant comme archive, comme document ». Celui-ci devait prendre part à une série demeurée orpheline, « Charlotte et Véronique », instiguée avec Godard, réalisateur dans ce cadre de Charlotte et son jules. Ce film a en réalité décidé de la carrière de Rohmer comme il le formula, grâce à sa reprise et sa sonorisation en 1961. On peut de fait y déceler son intérêt pour la jeune fille et le jeu des sentiments dans un triangle amoureux à travers une mise en scène du quotidien : Charlotte se fait cuire un steak à l’heure du déjeuner, mangé sur le pouce, tout en échangeant avec un prétendant resté debout car elle manque de temps. Cette sorte de vaudeville peut évoquer, avec son ouverture présentant un homme et deux femmes dans un paysage enneigé, Ma nuit chez Maud (1969).
C’est encore un document d’une époque et d’une collaboration de Rohmer avec Godard qui interprète le rôle du prétendant, et produira La Sonate à Kreutzer. Dans une scène de celui-ci, on peut voir les personnalités phare d’alors aux Cahiers du cinéma, créés en 1951 : Rohmer bien sûr, mais aussi Godard, Brialy, Truffaut, Chabrol, Bazin. Charlotte et son cancre témoigne encore de ces collaborations, tourné chez Chabrol et monté par Rivette.
C’est enfin le document autobiographique, tant personnel que cinématographique : dans Véronique et son cancre, on peut lire l’expérience comme enseignant et comme professeur particulier de Rohmer lui-même. La Sonate à Kreutzer, seul film présentant le réalisateur comme acteur constitue une exception à plus d’un titre : il y joue le rôle d’un architecte se mariant par convention sociale, devenant psychotique parce que sa femme ne l’aime pas et fréquente un autre homme. Si on peut y déceler la figure du réalisateur dans ce modèle d’architecte quadrillant ses plans, le rôle de mari fou ne s’appréhendera plus chez lui, ce film fonctionnant comme une sorte d’antidote. Rohmer cherchera ensuite dans sa filmographie les conditions d’émergence d’un véritable amour partagé à travers le motif de la rencontre, du côté de la comédie légère, et non plus de la tragédie – Rohmer avait par ailleurs le projet de réaliser un film consacré à Une femme douce de Dostoïevski.
Rohmer, l’amateur
Ces courts-métrages sont aussi bien sûr une archive sur une façon de travailler qui fait fi du statut documentaire ou fictionnel, rendant compte d’un mélange des genres chez Rohmer à la croisée du documentaire, de l’autobiographie, du film didactique ou pédagogique, de la sociologie… Dans ces films tournés en 16mm, format substandard réservé à l’amateur et au documentaire, aux circuits de la formation professionnelle ou pédagogique, à la télévision, s’appréhende une forme de côté tragi-comique des commencements où Rohmer fait son « apprentissage par l’amateurisme » comme l’énoncent ses biographes. Celui-ci est demeuré une dimension centrale du réalisateur, notamment dans ses conditions de réalisation. Ce terme d’amateur ne doit pas pour autant s’appréhender négativement, à l’opposé de ce qui serait professionnel, et il était revendiqué, assorti à des moyens légers, par la Nouvelle Vague de laquelle Rohmer restera toujours proche dans l’esprit.
Il peut encore être compris selon la conception de l’amateur chez Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne : « L’amateur de la vie fait du monde sa famille, comme l’amateur du beau sexe compose sa famille de toutes les beautés trouvées, trouvables et introuvables ; comme l’amateur de tableaux vit dans une société enchantée de rêves peints sur toile ». Si on rencontre un peintre, amateur et flâneur dans Les Rendez-vous de Paris (1995), la flânerie est déjà présente dans Le Signe du Lion (1959) avec la longue marche dans Paris de son personnage principal. Par son approche par variations, les films sont autant de manière pour Rohmer de cartographier le monde, ses mouvements, ses territoires, ses personnages : le monde est sa famille, et le polyptyque de ses visages (féminins) témoignent de sa beauté.
L’amateur de jeunes filles et de jeunes femmes, avatars de la passante baudelairienne (voir dans L’Amour l’après-midi, 1972, les femmes croisées qui sont pour le protagoniste des beautés qui passent à Paris) et de la Nadja surréaliste (à qui Rohmer rend d’une certaine manière hommage dans Nadja à Paris même s’il s’agit du vrai prénom de son « personnage »), se décèle explicitement dans Charlotte et son steak, Véronique et son cancre, comme La Sonate à Kreutzer, puis de manière plus radicale dans Nadja à Paris, Une étudiante d’aujourd’hui, et Fermière à Montfaucon. Si ces figures féminines sont enjouées, sérieuses ou mélancoliques, ces trois documentaires forment une série de portraits de femmes modernes, en ville ou à la campagne, qui aiment et/ou travaillent dans les années 1960, que ce soit dans les domaines manuels (agricultrice) ou intellectuels (Nadja, doctorante sur Proust ; Véronique, professeure ; l’étudiante, laborantine). Une étudiante d’aujourd’hui et Fermière à Montfaucon devaient prendre part à un cycle commandé à Rohmer par le ministère des Affaires étrangères après la projection de Nadja à Paris consacré à « La femme française au travail » à travers le portrait d’une étudiante, d’une agricultrice et d’une sportive, mais ce dernier ne sera jamais réalisé, au grand regret de Rohmer. Malgré ce statut de commande pour certains de ces films, ceux-ci partagent la caractéristique de présenter autant de « rohmériennes » déjà-là – par leurs caractéristiques féminines, leur grâce et leur naturel, leur parlé, mais aussi par les liens tissés avec elles, comme Nadja que Rohmer rencontre grâce à Nestor Almendros et qui devient une amie.
Si on appréhende ainsi combien Rohmer est bien un amateur selon les différentes acceptions du mot, c’est que se dessine en creux le portrait d’un réalisateur qui aime flâner et collectionner des visages sympathiques, comme l’énonce la jeune femme pour elle-même dans Nadja à Paris : l’amateur est certes celui qui glane et magnifie des beautés, mais encore qui les aime. Le cinéma est pour Rohmer, « professeur de beauté » – c’est ainsi que Proust qualifie Robert de Montesquiou, amateur du XIXe siècle – , un oscillographe du cœur, à la manière du graphe dessiné par les mouvements de cœur d’un animal servant à l’étude dans Une étudiante d’aujourd’hui. Ces esquisses ou ces gammes en noir et blanc qui passent à la couleur avec Fermière à Montfaucon sont bien le cœur du cinéma de Rohmer, autant par ses thématiques, ses figures, sa tonalité, que par ses conditions de réalisation et ses procédés, son style. Elles constituent un formidable laboratoire d’expérimentation pour celui qui a passé son temps à scruter les raisons impondérables du cœur, en conciliant hasard et nécessité.