Le cinéma de Rohmer nous a habitués à monter en train. Lui qui marche par ensembles, par séries (les Contes Moraux, les Comédies et proverbes, les Contes des quatre saisons), en a réuni toute une collection. Des trains de banlieue à ceux des grandes lignes, du métro au tramway, ils transportent les personnages d’un bout à l’autre de leur vie sentimentale, connectent tantôt vie privée et vie publique, tantôt les séparent. Ils permettent surtout à l’auteur d’accoler plusieurs espaces dans un même film, de marier les oppositions, ville et campagne, travail et foyer, bruit et silence, agitation et repos. Rohmer est un des cinéastes qui a le plus largement filmé en dehors de Paris (banlieue et province), comme pour toujours mieux y revenir. Sortir de ses murs n’a jamais constitué pour le cinéaste un prétexte à fuir la difficulté de poser un regard neuf sur la capitale. Comme si l’acte de filmer un lieu peu ou jamais filmé auparavant ne pouvait s’exécuter sans jeter un œil en arrière, sur le lieu le plus filmé au monde. Deux gestes conjugués qui se soutiennent et s’éprouvent.
Dans Le Beau Mariage, une belle part est laissée aux trajets, en train, à pied ou en voiture, qui voient Sabine (Béatrice Romand), jeune étudiante en histoire de l’art, circuler entre Paris (où elle étudie) et Le Mans (où elle travaille), entre Le Mans (où elle fréquente) et la petite agglomération de Ballon (où elle vit avec mère et sœur). Ce temps accordé au trajet permet bien souvent de « décharger » la parole, de laisser reposer ce qui vient d’être dit – comme on laisse une levure monter – donnant au spectateur l’occasion d’y réfléchir et de lancer ses paris. Il impose généralement une rupture franche – tant au niveau de la bande-son que du récit – et creuse un trou d’air dans l’intensive production du discours rohmérien. En revanche, s’il existe bien une chose à laquelle le cinéma de Rohmer ne nous a pas habitués – bien qu’il en soit souvent question – c’est à voir des gens faire l’amour, ni même à entendre leurs gémissements de plaisir, comme gémit Sabine quand elle couche avec son amant Simon. Il est des tonalités vocales sur lesquelles on se cale peu, chez Rohmer.
En effet, ses films décrivent un monde où l’on se touche peu. On se fait face, souvent on s’affronte, si bien que les êtres n’adhèrent guère que par la parole. C’est un cinéma de l’aspiration, de l’attirance, de l’amorce – parfois du dégoût, de la répulsion – mais qui se tient toujours avant ou après le contact désiré. Les corps conservent entre eux une sage distance qui, laissant du champ au discours, lui donne du corps, justement, un « tiers » volatile s’interposant entre les personnages. Quand l’érotisme n’est pas fait de tout ce que le verbe cache, il s’attache à un corps attirant mais isolé et, souvent, tout le travail du récit consiste, pour les personnages désirants, à l’atteindre. C’est pourquoi, point d’incandescence et de résolution de son cinéma, les frictions se présentent chez Rohmer avec une certaine rigidité, très sculpturale : il faut voir pour s’en convaincre l’une de ses rares bagarres, dans Pauline à la plage, une empoigne aussi raide que fulgurante entre Pascal Greggory et le jeune amoureux de Pauline. Tout se passe en un éclair, l’action pure et sans voix tombe sur le récit, le crispe un instant, avant de le rendre à la toute puissance du verbe. Seuls la solitude et le silence des trajets, quand ils ne sont pas traversés par une voix-off, peuvent prendre le relais du discours sans le conduire à de telles frictions.
Ainsi, cette « scène de sexe », si peu voyeuriste soit-elle – plan large, personnages noyés dans les draps, vus du fond de la pièce – fait figure d’exception. Quand on voit « ça », l’« infiniment nommable et jamais montré » du cinéma de Rohmer, on se dit que beaucoup de choses de films devraient y tenir, qu’il s’agit là d’une brèche en mesure d’accueillir toute la fiction, tout du moins de la faire démarrer. En effet, ce fugace instant de plaisir sexuel ne prend tout son sens que dans la mesure où il est interrompu. Le téléphone sonne. L’artiste peintre Simon (Feodor Atkine) abandonne Sabine, sa maîtresse, sur la crête de sa jouissance pour répondre à sa femme. Sabine en profite pour quitter le lit et se rhabiller. Sa décision est prise : elle va se marier, clame-t-elle devant Simon, plaqué et incrédule. Il lui fallait cette secousse, l’électrochoc du plaisir frustré, pour déclencher chez elle le désir de reformuler son existence dans ces quelques mots : « Je vais me marier. » Bien qu’on ne s’en soit jamais autant rapproché, le sexe garde chez Rohmer ses qualités de limite, de point aveugle et insondable, capable de lancer la machine fictionnelle en s’en tenant toujours à l’écart. Cette petite concession du plaisir fait place, logiquement, à un désir d’élévation. Finie la vie de bohème. Sabine va lutter contre sa propre désorganisation sentimentale et, puisqu’elle marche à l’impulsion, réaffirmer la vigueur de ses principes. Elle veut quitter son milieu et laisser libre cours à son tempérament créateur.
Seulement, là, c’est l’énonciation, une phrase jaillie du fond de la gorge de Sabine, qui décide de tout. Son désir se moule à sa forme (l’énoncé), qui est déjà celle d’un aboutissement. Mais le mot est lancé et Sabine aussi : il la ceint d’un engagement indéfectible. Il s’agit bien d’un mot, presque rien, qui décide de tout et ne se réalisera pourtant pas des quatre-vingt quinze minutes du film. Ce presque rien se transforme en idée fixe, celle dont sont frappés de nombreux personnage de Rohmer : Sabine n’en démordra pas. Sa résolution est sans appel, d’une solidité à toute épreuve. Elle avance droit, fendant l’air des rues du Mans et de Paris, faisant claquer ses talons d’un pas ferme et décidé. Sur ce presque rien, Sabine monte une usine à gaz. Si elle s’organise pour arriver à ses fins (se marier) et justifier à tout prix son coup de tête, c’est sans se rendre compte que son argumentaire est, aussi, une construction « en temps réel ». Elle en parle à Clarisse (Arielle Dombasle), sa meilleure amie qui, partie des doutes de Sabine, fait monter la sauce et les transforme en certitudes. Clarisse présente Sabine à son avocat de cousin Edmond (André Dussollier), invité lors d’une réception dans sa belle maison Renaissance. Sabine se fixe sur lui, comme une moule à un rocher, et ne le lâchera plus.
Le gros problème avec l’échafaudage de Sabine, c’est qu’elle l’a construit en commençant par la fin (le mariage) et que tout le reste de sa construction s’en trouve par conséquent verrouillé. L’amour, donnée essentielle du problème, est pris comme condition a priori. Le Beau Mariage déroule le film de son héroïne (qui débute par la dernière scène) et ne cesse alors de le titiller, de l’infirmer, de le retarder, de le gêner en somme. Son « égoïsme sage » de Sabine a commis l’erreur de graver son effort dans le marbre d’un destin inamovible. Il ne peut plus alors qu’être contredit par un réel rétif, à savoir l’emploi du temps chargé d’Edmond qui n’accorde que difficilement une minute à celle-ci. Au lieu de jouer tranquillement son rôle dans ce petit théâtre préfabriqué, il n’intervient tout simplement pas, reste absent et vaque à ses nombreuses occupations. Aux quelques précieux instant qu’il lui cède, il demeure étrangement en retrait, l’esquive, ne s’engage jamais jusqu’à se laisser happer dans la fiction de la jeune fille. Ce faisant, il laisse le champ libre aux productions intempestives de Sabine, aidée dans cette voie par son lutin malfaisant Clarisse, qui a toujours sous le coude un petit appât pour la conforter dans l’erreur. Sabine s’enfonce dans son choix, dans son rêve d’élévation qui semble une absurdité d’un autre âge pour les esprits d’aujourd’hui : elle se voit déjà en femme d’intérieur, soigneuse de sa décoration, libérée des contingences matérielle, mariée à un homme peu envahissant… avant même d’avoir un tant soit peu vécu avec lui !
Rohmer nous décrit une jeune fille qui carbure, l’imagination en surchauffe, mais reste incapable de créer, c’est-à-dire de convertir ses constructions en une action qui modifierait sa condition. Elle admire cette capacité de son amie Clarisse qui fait sortir du travail de ses mains de la couleur, des formes (elle peint de charmants abat-jour). Sabine est une cérébrale, mais le passage de ses idées dans le réel échoue. Il en va de même avec ce fameux sens du commerce que sa patronne, dans la boutique d’antiquités, lui reproche de ne pas développer : elle ne sait pas convertir les objets d’art en espèces sonnantes et trébuchantes. L’échafaudage énorme qu’elle monte autour de son mariage ne trouve pas même à quelle façade du réel s’accrocher. La dernière scène est magistrale, une des plus belles des Comédies et proverbes. Après avoir tenté maintes et maintes fois de le joindre au téléphone, Sabine fait irruption dans les bureaux parisiens d’Edmond pour avancer dans ses opérations. À ce moment là, la conversation est truffée de pièges, chacun cache une bombe sur soi qui menace à tout instant d’exploser. Les deux personnages s’affrontent et cherchent à tirer de l’autre ce qu’ils ne peuvent se dire directement. Tous deux temporisent, tentent de faire venir la chose. Le dialogue, virtuose, atteint des sommets. Edmond se dérobe au grappin de Sabine : maître du discours, il renverse d’un coup son bel édifice qui trônait la tête en bas, déséquilibré. Éloquent (avocat), il lui fait comprendre qu’il ne souhaite pas habiter un château (en Espagne) déjà meublé par quelqu’un d’autre, qu’il préfère se laisser la liberté d’en construire sinon la totalité, du moins quelques pièces. La virée traditionaliste de Sabine est soudainement battue en brèche par la loi séculaire de l’initiative masculine. Retour à la case départ, c’est-à-dire au train et au bel inconnu que l’étudiante y croise régulièrement. Espoir renaissant ou nouveau château à construire ? Proverbe : « Quel esprit ne bat la campagne qui ne fait château en Espagne » (La Fontaine).