Quand Louise (Pascale Ogier) quitte son appartement de banlieue, au début et à la fin des Nuits de la pleine lune, ce n’est pas du même pied. L’un se pose de manière provisoire, l’autre s’éloigne définitivement. Le premier prend l’air et le second dégage le plancher. Entre les deux, le film aura déployé l’une des figures les plus parfaites des « Comédies et proverbes », celle d’un yo-yo dont Louise trace les allers-retours d’un bout à l’autre de la ligne de RER qui sépare le centre historique de Paris (Notre-Dame qui émerge au détour d’un plan) de sa périphérie nouvelle et sans histoire(s) (l’architecture propre et moderne de Marne-la-Vallée).
La jeune décoratrice, stagiaire dans une boîte parisienne, vit à quelques stations de la capitale avec son fiancé Rémi (Tcheky Karyo), dont elle ne partage pas la philosophie amoureuse. Celui-ci se dit comblé de leur relation et trouve dans le simple fait d’être avec celle qu’il aime un absolu qui l’exempte de mettre trop souvent son nez dehors. Il vit l’amour comme un repli, un accord parfait et exclusif entre deux termes se suffisant à eux-mêmes. Louise, le week-end venu, réclame de l’air, du recul ; elle dit avoir besoin de sortir, de voir du monde, d’oublier un temps Rémi pour mieux le retrouver au moment voulu. Elle vit l’amour comme un doute qui a sans cesse besoin d’être mis à l’épreuve des autres et du désir, pour se confirmer. Heureusement, nous sommes chez Rohmer : si les personnages n’étaient que ce qu’ils disent ou ne faisaient que ce qu’ils prétendent, il ne se passerait rien et l’on s’ennuierait ferme. Mais nous, spectateurs, sommes sommés de mordre à la petite fiction de chacun pour buter, à chaque coin de scène, à l’ostinato moral du film : « Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd la raison. »
À l’extrémité parisienne de la voie ferrée, Louise garde sous le coude un second appartement, qui lui permet de découcher plus facilement lors de ses embardées nocturnes. Ainsi, puisque « sortir » de Lognes c’est automatiquement « rentrer » à Paris – et inversement – la jeune femme n’obtient jamais ce qu’elle souhaite : se tenir à l’extérieur de sa relation avec Rémi, changer pour un soir de point de vue, ne pas rester le nez dans le guidon. Résultat : chaque trajet de la circulation de Louise, sensé lui éclaircir la vue, la replonge un peu plus indistinctement au cœur de son problème de distance. Jamais avec toi, jamais sans toi. Les Nuits de la pleine lune, barré par sa voie ferrée, opère sur chacun de ses personnages une division par deux. Louise pense impair. Elle a besoin de l’extérieur pour faire fonctionner son couple et, plus précisément, de la virtualité d’un troisième terme, d’un possible « autre » qui pourrait s’interposer entre elle et Rémi. Sa dynamique, c’est de faire rentrer de l’inconnu, du nouveau, du risque au centre de sa relation, si bien que le risque devient la condition première de son maintien.
Or, l’impair se divise mal, il en reste toujours quelque chose. Ainsi, Louise, contrainte à la parité, laisse toujours quelque chose d’elle-même dans l’un ou l’autre de ses foyers, ce fameux « reste » de la division. À la fin de l’opération, catalysée par son ami bavard, le démon tentateur Octave (Fabrice Luchini) – qui ne dit d’ailleurs jamais rien d’autre que la vérité – c’est elle qui aura perdu le plus gros. Rémi pense par deux : équilibré, stable, sportif, il n’entrevoit comme idéal amoureux qu’une complétude binaire. Pour lui, l’amour s’accomplit quand ses aguets s’interrompent, quand cesse la dynamique du possible, quand on trouve en l’autre de quoi se couper du monde et vivre à sa périphérie (c’est lui qui a traîné Louise en banlieue). Pair, il supporte mal l’instable et inconfortable imparité que Louise impose à leur relation. En revanche, il ne perd rien à la division, et n’aura aucun mal à s’agréger un autre terme (une nouvelle petite amie), pendant que Louise s’efface à force de se diviser.
Ce qui rattache Les Nuits de la pleine lune à la comédie, ce sont moins les aspects superficiels et « mécaniques » du genre que le sentiment de se trouver lancé dans la résolution d’une équation dont on connaît à l’avance le résultat – annoncé par le proverbe en exergue – mais dont on ne sait rien du développement. Chaque nouvelle ligne posée, chaque nouvel entrechoc des termes entre eux, se pare alors des qualités conjointes de la surprise et de la logique. Les équations amoureuses conduisent toutes, on le sait, à l’union ou à la séparation de deux termes (les amants) ; leur intérêt ne réside pas tant à cet aboutissement qu’au cheminement qui y conduit. Ici, toute l’opération consiste à inverser les données de départ, à infirmer par l’expérience l’image que les personnages donnent d’eux-mêmes par leur discours. Ainsi, Louise se découvre fidèle en cédant à ses désirs, éprouve sa constance par un dangereux déséquilibre et confirme son hypothèse de départ, à savoir que l’éloignement la rapproche de Rémi, au moment où ce dernier s’est définitivement écarté d’elle. Rémi, quant à lui, suit le chemin inverse : s’il tient tant à s’abîmer en Louise, à se l’accaparer, c’est peut-être pour mieux s’aveugler de sa présence, pour mieux obstruer l’horizon tentateur, sachant pertinemment qu’il n’a pas la force d’y résister. Rémi réclame de la stabilité parce qu’il se sait le cœur volage. Louise qui donne tous les signes de la dispersion, concentre son affection en une certitude artificielle – une fiction de fidélité – déjà dépassée par les événements. Même Octave, le beau parleur, le mondain, mauvais génie toujours prêt à enfoncer Rémi pour le supplanter dans le cœur de Louise, s’avère finalement le plus honnête de tous, le seul qui joue cartes sur table la partie du désir.
Cette double inversion tenait, dès le départ, dans la forme du dicton champenois qui sert de proverbe au film. D’ailleurs, chacun tient tout entier dans les reproches qu’il adresse à l’autre (reproches qui s’apparentent bien souvent à une requête, voire à un plaidoyer). Les personnages de Rohmer sont, à l’image des termes d’une équation, des obstinés : ils ne se corrigent pas, ne se reformulent jamais en dehors des besoins mathématiques de la démonstration. Peu aptes au changement, ils ont en revanche le mérite d’expérimenter jusqu’au bout le bien-fondé du théorème qui les jette dans la fiction. Les films de Rohmer se déroulent comme des réactions chimiques : leur direction dépend étroitement non seulement de la préparation, mais aussi du milieu. Et c’est justement cette rigueur scientifique, ce réalisme maniaque appliqué aux conditions sensibles (la plastique du plan, sa spatialisation, ses corps et ses tissus singuliers) qui contribue à ce que chez lui, rien ne semble jamais verrouillé, à ce que les choses s’aèrent et surprennent à ce point. Cette disponibilité infinie à ce qui advient, à ce qui préexiste au film et qui apparaît là, devant la caméra, par les grâces combinées de la composition pointilleuse et de l’occasion, est la condition de validité des équations rohmériennes, les replaçant dans la vie et dans la matière. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à constater la singularité absolue du « ton » des Nuits de la pleine lune : nulle part ailleurs dans le cinéma français on ne parle ainsi, on ne bouge ainsi, on n’avance aussi vite et aussi lestement.
Enfin, prétexte pas si fallacieux, le film permet de revoir l’insaisissable Pacale Ogier, pierrot lunaire aux grands yeux ébahis, gracile couleuvre glissant sur le plan comme dans une eau limpide, et dont on ne peut que regretter la si rapide disparition. Il ne reste plus qu’à crier très fort pour appeler une prochaine édition du chef‑d’œuvre de Jacques Rivette, Le Pont du Nord, où la jeune actrice joue en duo avec sa mère Bulle et nous laisse admirer l’un des plus beaux – et des plus fugaces – cas de métempsychose de l’histoire du cinéma.