Tout en se situant à la marge, Éric Rohmer s’est payé le luxe de ne pas laisser indifférent : on est « rohmérien » ou on ne l’est pas. La première catégorie est loin de former une majorité, mais elle a fait montre d’une indéfectible fidélité, pas seulement en France puisque son œuvre a rencontré des adeptes d’Amérique et d’Asie, et c’est sans doute en Corée du Sud que l’on trouve son héritier le plus digne en la personne de Hong Sang-soo. On peut considérer que celui dont le patronyme véritable était Maurice Schérer personnifiait une série de contradictions, la plus fondatrice réside sans doute dans le fait d’être un amoureux de l’Art classique follement épris de modernité. Il fut le grand frère et le compagnon (affectueusement surnommé le « grand Momo » par les Jeunes Turcs des Cahiers du cinéma) des hérauts de cette « Nouvelle Vague » qui s’est insurgée contre la norme cinématographique dans les années 1950, par la critique puis en passant à la réalisation. C’était aussi un moraliste puritain austère et conservateur à la filmographie marquée par une authentique liberté, ainsi qu’une perversité et une sensualité délicates. Cinéaste réputé élitiste, il s’est également investi dans un rôle de passeur et de pédagogue par le biais de la télévision et de l’enseignement. Avec une œuvre souvent qualifiée de précieuse et désuète, rares sont les réalisateurs ayant interrogé comme lui le présent (notamment la sociologie et l’urbanisme), sachant également se mettre à l’écoute des évolutions du 7e art, notamment en faisant entrer avec brio la technologie numérique dans L’Anglaise et le duc, salué par la rédaction de Critikat comme l’un des dix films les plus importants des années 2000-2009. La richesse née de ces tensions fait qu’à propos de la mort du cinéaste à l’âge de 89 ans ce lundi 11 janvier, on ne peut que saluer une œuvre majeure, singulière et incomparable, et faire état d’une tristesse, d’un sentiment de perte.