Achever une sitcom n’est jamais une mince affaire. Encore moins quand celle-ci a fait de l’impossibilité de mourir le cœur de son récit. À ce jeu-là, The Good Place s’en sort moyennement. La faute à la série entière plus qu’à son seul finale, qui ne pouvait au fond se rétracter que dans la mollesse des adieux sirupeux et des bons sentiments. En quatre saisons inégales, la série ne s’est effectivement jamais facilitée la tâche en vue de préparer son dénouement. Dès le premier épisode, la question de la finitude est exclue de l’équation (les personnages accèdent à l’éternité après leur mort), et l’événement qui vient d’habitude clore la comédie de situation (le mariage, l’âme-sœur enfin trouvée) sert ici de donnée initiale. Accueillie par Michael (Ted Danson), un architecte aux pouvoirs divins, Eleanor Shellstrop (Kristen Bell) est admise par erreur dans la « Good Place » (grosso modo le Paradis), où elle fait la rencontre d’autres personnages qui partagent sa situation : Chidi Anagonye (William Jackson Harper), un professeur d’éthique obsessionnel qui se voit désigné comme son âme-sœur, Tahani Al Jamil (Jameela Jamil), une aristocrate égocentrique, et Jason Mendoza (Manny Jacinto), un danseur benêt fan d’EDM. De ce canevas typique du genre, où des caractères incompatibles sont contraints de cohabiter dans un espace réduit (les décors, restreints, arborent une composition volontairement simpliste), The Good Place joue à fond la carte de la réflexivité : celle de la sitcom « post-sitcom », consciente d’elle-même et inclusive, dans une approche décomplexée de la pop culture où l’on évoque aussi bien Brecht et Aristote que NCIS, Deadwood et Madden NFL. Une réflexivité assumée qui rend toute résolution d’autant plus difficile que la série n’a cessé de déconstruire sa propre sérialité, en rebootant la mémoire des personnages ou en les ressuscitant à tour de bras. Il faut dire que la sitcom, passés Friends et son rejeton How I Met Your Mother, ne fait aujourd’hui plus fantasmer grand monde. Désormais, il convient plutôt de l’exhiber pour ce qu’elle est, ou du moins ce qu’elle fût : un miroir tendu au spectateur installé sur son canapé, où un groupe d’adulescents se retrouve pris en otage à l’intérieur d’une pernicieuse fiction – un genre dont les séries de Chuck Lorre, Mon Oncle Charlie et The Big Bang Theory, dopées au mépris et à la misogynie à l’aune d’une cohabitation toxique, compteraient parmi les plus violentes reliques.
La discorde
À rebours de la cruauté « comique » du genre, à peine voilée par des années de rires en boîte, l’originalité The Good Place est de faire du moindre obstacle rencontré dans la vie l’occasion d’une réflexion ouverte sur les conséquences de nos actes. C’est le principal atout de la série : le penchant de Chidi pour l’éthique et la philosophie l’amène à vulgariser la pensée kantienne en quelques schémas ou à mettre en scène, au gré d’un running gag, le « dilemme du Tramway » revisité à la sauce sitcom (sacrifier un camarade ou emporter le groupe entier dans sa chute ?). Le sous-texte philosophique de la comédie rejaillit de plein fouet sous sa forme la plus ludique, toujours en vue de livrer une version « méta » de la sérialité, où la répétition des intrigues permettrait de se confronter à une grande variété de problèmes moraux. Ainsi prise dans un mille-feuille de mises en abyme, la série est par conséquent régulièrement remise à zéro (dans la saison 2, où tout doit recommencer), réécrite par diverses instances créatrices (dans la saison 3, où deux entités divines s’immiscent sur Terre pour changer le cours des choses), voire renversée dans ses principes, lorsque les comédiens deviennent à leur tour metteurs en scène (au début de la saison 4, Eleanor prend la place de Michael en tant qu’architecte). Pour le meilleur comme pour le pire, d’ailleurs. Les quatre premiers épisodes de la saison 2, temps fort de la série, donnent à voir des chutes en cascade où la série excelle dans la répétition : celle de l’instant grisant, rejoué ad nauseam, où Eleanor et sa bande prennent conscience qu’ils sont en réalité dans une fausse « Good Place », prisonniers d’une expérience démoniaque chapeautée par des agents de la « Bad Place ». Les cobayes, d’abord manipulés, reprennent alors le contrôle de la fiction, empêchent la progression du récit et poussent leur geôlier Michael à changer de bord. A contrario, dans ses moments les plus faibles, la série adopte les contours d’un paresseux soap opera, notamment au début de la saison 3, où les quatre figures principales sont renvoyées sur Terre et en profitent pour renouer avec leurs proches. Des retrouvailles inoffensives, noyées dans une mièvrerie sans saveur, où transparaissent les insuffisances du show : mise en scène et montage cantonnés à leur fonction minimale (poser le décor ou retranscrire un dialogue), humour absurde un brin superficiel (avec name dropping lourdingue) et jeu d’acteurs où la règle est visiblement de forcer le trait (en particulier les interprètes de Tahani et Jason, figures les plus creuses de la série).
En dépit de ces défauts, on saura gré à The Good Place d’avoir tout de même su se renouveler avec vigueur et inventivité sur le terrain de l’écriture, par l’introduction de nouvelles données à l’intérieur d’un univers en apparence très régulé (comme cette « Medium Place » où tout est en demi-teinte : de la bière chaude, du sexe sans jouissance, etc.) ou en bouleversant les rôles alloués aux archétypes qu’elle met en scène (des démons, juges suprêmes et autres anges gardiens, qui doivent s’adapter à de nouvelles situations et revoir leurs acquis). À chaque fois que la série paraît prise à son propre jeu, les murs tombent et une nouvelle trajectoire se dessine. Sans surprise, le meilleur épisode, Janet(s) (saison 3, épisode 9), est celui où l’espace se réduit à un ensemble abstrait dénué de murs, uniquement décoré d’un petit salon où les membres du groupe ne cessent de se contredire. Beau retour à l’essentiel de la sitcom (un canapé, une table, une lampe) qui poursuit dans le même temps le projet réflexif de la série (mise à nu d’un espace qui n’a, dans le genre, toujours été qu’une simple scène de théâtre ; figures conscientes d’être à jamais confinées, etc.), cet épisode-phare offre aussi un incroyable numéro d’actrice, où D’Arcy Carden (l’interprète de Janet, une sorte d’intelligence artificielle) doit reproduire le jeu de ses camarades tout en se parlant à elle-même. Une performance remarquable qui synthétise au fond l’essence de la série : celle d’une joute verbale où l’humour naît simplement d’une cacophonie de voix discordantes, condamnées à rester unies malgré leurs éternels désaccords.