À l’occasion de la sortie de Qui à part nous, portrait fleuve d’un groupe d’adolescents madrilènes, Jonás Trueba évoque la fabrication singulière de ce film réalisé sans programme établi.
Le titre original du film, Quien lo impide, fait référence à une chanson de Rafael Berrio. Dans quelle mesure ce morceau était-il lié à votre désir de faire le film ?
Je souhaitais d’abord filmer de plus près des jeunes gens comme Candela ou Pablo, qui apparaissaient déjà dans La Reconquista (2016). La chanson « Quien lo impide » faisait également partie de ce film et je savais dès le départ qu’elle accompagnerait celui-ci. J’ai besoin d’avoir un titre très tôt, même lorsque je ne sais encore rien du film sur lequel je m’apprête à travailler. Avant d’avoir une histoire à raconter, je préfère savoir quelle forme il va prendre en termes de moyens de production. Cette dimension me semble primordiale car c’est elle qui va définir notre état d’esprit. En l’occurrence, je voulais m’inscrire dans une démarche assez solitaire, avec une équipe plus réduite. Le titre (que l’on peut traduire par « qui nous en empêche », NDLR) a agi à cet égard comme un leitmotiv, une exhortation à se jeter à l’eau.
Outre le titre, la musique joue un rôle très important dans les scènes de concert et les relations amoureuses, qui se nouent bien souvent par une chanson. Comment avez-vous effectué vos choix musicaux ?
Sans être un mélomane ou un spécialiste, le désir de faire un film me vient souvent d’une musique. Dans un souci d’authenticité, j’ai envie d’intégrer cette chanson littéralement, physiquement, aux scènes. L’usage que je fais de la musique est souvent diégétique : j’aime qu’elle soit présente sous la forme de concerts ou de chants. Je trouve le geste d’écouter de la musique au cinéma très fort et assez inhabituel. Par exemple, dans un film comme La Maman et la putain de Jean Eustache j’aime beaucoup le fait que les personnages s’assoient et écoutent simplement de la musique.
Un film tel que le vôtre, réalisé sur une durée longue, sans réel scénario ni calendrier de tournage, ne doit pas être facile à financer. Pouvez-vous nous en dire plus sur les conditions de production ?
Absolument. Sans scénario, il n’y a pas de financement. À part pour quelques projets très spécifiques ou marginaux, il faut être capable de monter un dossier et de savoir en parler. Cela suppose d’avoir au préalable une vision claire que je n’avais pas. En tant que réalisateur, rechigner à vendre un projet et à convaincre des investisseurs entraînent une certaine solitude. D’un autre côté, le fait de renoncer à ce circuit traditionnel apporte une grande liberté puisque, finalement, il n’y a de comptes à rendre à personne. Nous avons tourné sans plan de travail, lorsque nous en avions le temps et l’envie : ce désir mutuel est le seul moteur du film.
Est-ce pour préserver cette liberté que vous avez créé votre propre société de production, Los Ilusos ?
Los Ilusos rassemble une bande d’amis. Ce nom (« les rêveurs » ou « les naïfs », NDLR) correspond bien à notre façon de faire du cinéma et évoque cette sorte d’ingénuité qu’il faut pour réaliser des films. C’était aussi le titre de notre second film, qui nous a permis par la suite de définir une économie propre à chacun, mais toujours avec le désir et la confiance comme point de départ. Personne n’attend nos films ni ne nous pousse à les faire, nous seuls les initions.
Plusieurs scènes donnent l’impression d’assister à un film en train de se faire.
« Un film en train de se faire » : cela aurait pu justement être le titre, comme c’était le cas de l’un de mes précédents longs-métrages, Les Exilés romantiques (Los exilados romanticos), dont le sous-titre « sobre la marcha » signifiait « un film en cours, en marche ». En effet, en raison de la spécificité de ce projet, il m’a semblé intéressant de faire de cette caractéristique une vertu, une sorte de sujet en soi, et de pouvoir partager la façon dont il s’est fabriqué avec les spectateurs.
Le film mélange fiction et documentaire. Quelle était la part d’improvisation et de répétition avec les comédiens ?
Il y a vraiment eu des deux : certaines scènes étaient écrites en direct par les comédiens, face à la caméra. Plus que d’improvisation, je parlerais d’une manière de se laisser porter, de voir ce qu’une scène leur inspire en matière de mouvements et de texte. Il existe a contrario des scènes répétées, parfois mises en scène à l’aide des comédiens.
Les comédiens semblent en effet avoir été très impliqués dans le processus de création du film. Dans quelle mesure peut-on parler d’une œuvre collective ?
Le film a incontestablement une dimension collective, mais pas au sens du cinéma collectif que fait par exemple Éric Baudelaire, ou des films entre amis que j’évoquais tout à l’heure, où il s’agit vraiment de tout concevoir ensemble, et ce à chaque étape. Là, je suis le réalisateur de ce projet, même si l’écriture se fait également en commun. Les deux dimensions sont présentes.
À côté de votre travail de réalisateur, vous faites également des ateliers en lien avec le cinéma. Cette activité pédagogique a t‑elle eu un impact sur votre façon de faire ce film ?
Le film me semble trop chaotique pour être didactique. Pendant des années, j’ai dirigé des ateliers avec des jeunes gens où l’on apprenait à regarder des films mais aussi à les réaliser ensemble. Il s’agissait d’arriver à travailler ensemble sur un projet, de leur enseigner la patience et la construction progressive que cela suppose. La rigueur et la précision de cette méthodologie et la façon dont on procède dans ces ateliers restent très éloignées de ce film-ci, où je m’autorise à être bien plus maladroit et imparfait.
Après cinq ans de tournage, vous avez dû vous retrouver avec de nombreuses heures de rushes. Quels ont été les principaux défis à relever au moment du montage ?
Le principe fondamental du montage était de rester le plus fidèle possible à l’esprit du film et à sa démarche, mais aussi d’assumer ses hésitations et ses failles. C’est dans cette optique que nous avons décidé de conserver la dimension du « film en train de se faire ». Le défi principal était quant à lui d’essayer de trouver le rythme interne du film. À un moment, le fait de continuer à tourner et à accumuler de la matière sans but précis est devenu un problème. Les jeunes se demandaient ce que l’on cherchait à accomplir. Je me suis rendu compte qu’il fallait surmonter cette difficulté en leur donnant à voir des images du tournage, qu’ils puissent dialoguer avec cette matière et influer le cours de son existence. Cela a donné une nouvelle dynamique à notre travail.
On constate beaucoup de points communs entre Qui à part nous et votre précédent film, Eva en août : on y retrouve par exemple certains comédiens mais aussi des thématiques comme la quête de soi, la sainteté ou encore le rapport de l’individu au groupe. Diriez-vous que les deux films, sur lesquels vous avez travaillé en parallèle, se sont influencés ?
Les deux films n’ont pas été pensés l’un par rapport à l’autre, mais, en effet, vous avez raison de pointer ces enjeux communs, notamment celui de la recherche d’une identité propre, dans le sens le plus profond comme le plus superficiel. Il s’agit de trouver comment on développe et affirme sa personnalité, mais aussi comment on parvient à trouver un équilibre entre la nécessité d’être seul et de s’inscrire dans groupe. C’est intéressant : lorsqu’on achève un film, on a d’abord l’impression d’avoir fait l’exact opposé du précédent, pour finalement se rendre compte que l’on aborde les mêmes questions en passant par d’autres chemins.