Durant cinq ans, Jonás Trueba a suivi un groupe d’adolescents madrilènes pour filmer leur quotidien, leurs joies, leurs rencontres et leurs débats animés. Le projet en rappelle d’autres : Boyhood (2014) et plus récemment Adolescentes (2019) accompagnaient de manière analogue l’évolution de jeunes personnages. Qui à part nous, conçu comme une « expérience immersive » selon le cinéaste lui-même (au cours de la conversation Zoom qui ouvre le film), se distingue d’abord de ces deux films par sa durée, de près de 4h, puis par son hybridité, qui pousse encore plus loin la porosité entre fiction et documentaire. Le découpage du film en trois actes épouse une structure théâtrale tandis que le chapitrage, les nombreuses péripéties (les personnages partent à l’aventure le temps d’un voyage scolaire), intrigues amoureuses et rebondissements imprévus confèrent à l’ensemble un caractère résolument romanesque. Parallèlement, certains personnages revendiquent ouvertement leur nature fictive, à l’image de l’acteur qui confesse ne pas être un vrai professeur de sport. Il reste cependant souvent difficile de démêler le vrai du faux, de deviner si les événements sont feints ou authentiques – le mystère restera entier. Le film se démarque également par son caractère collaboratif, tant il apparaît comme le fruit d’un travail collectif, en témoignent les cercles régulièrement formés par le groupe, et la manière dont le réalisateur dialogue avec les personnages, à l’écran ou derrière la caméra. Par exemple, lorsque les comédiens lui suggèrent d’intégrer leurs pensées sous la forme d’une « voix-off intérieure », Jonás Trueba en tient compte plus loin dans le montage, à travers des scènes où les personnages commentent ce qui se passe à l’écran. Ce faisant, il donne la parole aux adolescents sans exagérer leurs tourments ni gommer les particularités de chacun. Certaines scènes, notamment celles où les lycéens discutent des personnages qu’ils vont interpréter, donnent même le sentiment de voir le film en train de se faire. Plus tard, le cinéaste ira jusqu’à confronter les jeunes acteurs aux images du film, qui devient par là un véritable objet de réflexion, sentiment renforcé par la présence de deux entractes ménageant un temps pour repenser à ce qu’on a vu.
Entre chien et loup
Dans la discussion Zoom ouvrant le film, la mosaïque souligne la dimension collective aussi bien qu’elle l’atomise : cette dialectique entre l’individu et le groupe, déjà à l’œuvre dans Eva en août, prend toutefois une résonance particulière dans ce cadre adolescent. C’est en effet la période où la quête de soi, au cœur de l’œuvre du cinéaste, se manifeste avec le plus d’intensité : le jeune Sancho Javiérez, à demi rasé et teint en blond, incarne parfaitement ce conflit entre d’une part les attentes parentales et de l’autre l’expression de sa singularité. « Cada persona es un mundo » (« Chaque personne est un monde ») résumera joliment un personnage, faisant valoir une complexité qui le hisse au-delà des préjugés liés à son homosexualité. La caméra portée, comme ouverte à l’imprévu, filme au plus près des visages, réceptacles des émotions débordantes de la jeunesse. La solaire et spontanée Candela passe ainsi de la colère à l’euphorie en voyant son amoureux débarquer à l’improviste dans le village familial. S’en suit alors une magnifique virée en barque, où l’amour s’apparente à une nouvelle contrée (ici le Portugal) qu’il s’agit d’explorer à deux. La scène de voyage en bus dans laquelle le discret Pablo se rapproche d’une camarade de classe bouleverse également par son évidente simplicité : cette fois-ci, c’est par l’entremise d’une paire d’écouteurs, soit deux fils qui se rejoignent pour n’en former plus qu’un, que les amants entrent en symbiose. Rien ne semble pouvoir arrêter les personnages de Qui à part nous (Quien lo impide, littéralement « Qui nous en empêche », en version originale), enflammés par la passion amoureuse et le désir de transformer le monde. La crise sanitaire, évoquée à la fin du récit, apparaît alors d’autant plus cruelle qu’elle vient leur couper les ailes en plein vol. Reste la lumière, entre chien et loup, qui recouvre le film d’un voile de mélancolie et célèbre le crépuscule d’un temps perdu, ou du moins à moitié : chez Trueba, même les adultes conservent une part d’innocence.