Au début de Venez voir, le visage d’Itsaso Arana, émue par la mélodie d’un pianiste, se dévoile au sein d’un plan dont la durée étirée permet de discerner progressivement certains détails, qu’il s’agisse de sa manière de pincer discrètement son cou, de ses brefs sourires ou encore de son regard qui brille légèrement. Les scènes de concert, récurrentes dans le cinéma de Jonás Trueba, capturent avec une grande sensibilité la météorologie intérieure des personnages, les visages étant filmés à la manière de paysages dont on ne se lasse pas d’observer les multiples variations. On peut y déceler naturellement le désir de mettre en valeur l’expression des sentiments (qui est le motif profond du voyage des amis dans le bien nommé Les Exilés romantiques). Venez voir s’achève d’ailleurs par un écoulement (d’urine) occasionnant un mouvement inverse de remontée des eaux (les larmes) et, par extension, des émotions. Le visage de l’actrice, tel un ciel traversé par des vents contraires, devient alors le théâtre d’une véritable épiphanie. Ces différentes sécrétions sont par ailleurs l’expression de la dimension « liquide » d’une œuvre dans laquelle chaque film ou presque possède son propre cours d’eau, qu’il s’agisse de la rivière dans laquelle se baigne la protagoniste d’Eva en août, des flots sur lesquels voguent les amoureux de Qui à part nous ou encore du lac d’Annecy où s’achève le périple des Exilés romantiques. Les personnages se jettent à l’eau au sens propre comme au figuré, en prenant le risque du ridicule. Eva (Itsaso Arana) ose ainsi témoigner son admiration à un groupe de musique, là où Pablo (Francesco Carril), rechignant d’abord à suivre ses camarades en boîte dans La Reconquista, se lance finalement dans une chorégraphie aussi maladroite qu’audacieuse. Cette danse apparaît rétrospectivement d’autant plus libératrice qu’adolescent, il affirmait préférer « les attractions terrestres » où ses « pieds touchent le sol » : renonçant à exercer tout contrôle pour enfin lâcher prise, la scène donne alors le sentiment d’assister à un véritable envol. L’un des plus beaux fragments de la filmographie de Jonás Trueba, situé à la fin des Exilés romantiques, repose sur le même principe : au Jardin du Luxembourg, l’espagnol Vito (Vito Sanz) entreprend de déclarer sa flamme à une jeune parisienne dans un français particulièrement maladroit. Le personnage, osant à peine regarder son interlocutrice dans les yeux, bouleverse alors par sa timidité, l’intensité de ses sentiments ainsi que par son courage, qui le mène au bout de son entreprise malgré son échec. À travers ces sauts dans le vide, l’identité des personnages évolue et témoigne de leur capacité à se réinventer au fil du temps.
Éloge de l’incertain
On observe une semblable plasticité au sein des récits qui, ouverts à l’imprévu, avancent également à tâtons. Les nuits d’Eva en août et de La Reconquista, de même que l’itinéraire des Exilés romantiques, connaissent ainsi un développement hasardeux, fluctuant au gré des rencontres et des circonstances. Les films du cinéaste semblent eux aussi s’inventer au fur et à mesure, comme le pointe le sous-titre des Exilés romantiques, « una pellicula rodada sobre la marcha », que l’on pourrait traduire par « un film tourné en cours de route ». Qui à part nous donne en particulier l’impression d’assister à la fabrique d’une œuvre, que ce soit à travers les scènes de répétition ou les échanges entre Jonás Trueba et ses acteurs à propos du film. On assiste à un dialogue similaire dans Los Ilusos où le cinéaste et l’une des actrices expriment leurs doutes au sujet de ce qu’ils sont en train de tourner. Le long-métrage donne également à voir les claps ainsi que différentes prises d’une même scène. Chaque film apparaît de la sorte comme une somme d’hésitations que Jonás Trueba, loin de vouloir masquer, va intégrer à la matière de son cinéma, dont la beauté réside en partie dans le fait de sublimer l’incertitude.
Ses films oscillent de fait souvent entre deux pôles et préfèrent suivre une multiplicité de directions plutôt qu’une voie unique. S’il était déjà question de « vivre deux vies » dans une chanson de La Reconquista interprétée par Rafael Berrio, on retrouve ce modus vivendi chez l’un des adolescents de Qui à part nous dont l’apparence traduit le conflit intérieur, entre une facette sobre (le visage rasé, la chemise unie) et une autre excentrique (des cheveux teints en bleu, une chemise à motifs). Plutôt que de choisir l’une ou l’autre, le jeune Sancho Javiérez fait le choix d’embrasser ces deux identités qui n’en forment alors plus qu’une. Il s’agit pour les personnages de trouver leur singularité propre, tout en composant avec des attentes (celles de la famille ou du groupe) qui menacent parfois de la diluer. Le motif de la mosaïque, de l’ensemble de vignettes de Miniaturas (2011) jusqu’à la fenêtre de discussion Zoom de Qui à part nous, traduit notamment cette dialectique entre l’individu et le collectif, en formant un ensemble à partir d’éléments hétérogènes.

Circulations
Chez Trueba, la fluidité découle par ailleurs d’une harmonie entre les êtres, dont l’union s’incarne aussi bien dans le cercle des danseurs de La Reconquista, des adolescents de Qui à part nous que des spectateurs d’un concert dans Los Ilusos. Ces différents groupes forment autant de communautés qui, réunies autour d’un même projet ou d’affects similaires, font l’expérience d’un décentrement. Les films n’édulcorent pas pour autant les rapports parfois difficiles qui se tissent entre les personnages : dans une scène particulièrement cruelle de Qui à part nous, le timide Pablo est par exemple l’objet d’une mauvaise blague de la part d’une camarade de classe qui, à la suite d’un pari, se lance dans une fausse déclaration d’amour. De la même manière, Venez voir révèle une certaine apprêté (le personnage interprété par Vito Sanz se révèle un peu amer, à l’image des fruits de l’arbre dans le jardin), dévoilant des liens distendus que le film va tâcher de resserrer. À l’occasion d’un repas, puis d’une promenade bucolique, les trentenaires mettent leurs différents de côté au profit d’une reconfiguration des rapports : à mesure que les duos permutent, entre cloisonnement genré ou inversion des couples, les relations apparaissent sous un jour nouveau.
Même s’ils constituent un ensemble hétéroclite, les films de Trueba organisent plus nettement encore la circulation d’une œuvre à l’autre d’éléments très précis. Parmi les correspondances les plus évidentes, on remarquera la présence des mêmes acteurs et actrices, qu’il s’agisse d’Itsaso Arana (La Reconquista, Eva en août et Venez voir), Vito Sanz (Los Exiliados romanticos, Los Ilusos, Eva en août et Venez voir) ou encore des jeunes Candela Recio et Pablo Hoyos, passant de La Reconquista à Qui à part nous. On retrouve aussi certaines situations analogues (la boîte dans laquelle on entre grâce à un mot de passe dans Eva en août et La Reconquista), musiques (le morceau de Rafael Berrio « Quien lo impide », qui donne son titre original à Qui à part nous, apparaît déjà dans La Reconquista) ou motifs (des ouvrages philosophiques, politiques ou littéraires sont ainsi régulièrement cités par l’intermédiaire des cartons ou des dialogues). Les personnages de Jonás Trueba font tous preuve d’une même difficulté à entrer dans le monde adulte, et ce quel que soit leur âge, à l’image de ce personnage des Exilés romantiques qui repousse la fin de sa thèse pour ne pas avoir à prendre de décision. Dans Venez voir, on peut voir dans les réticences de Guillermo (Vito Sanz) à partager les choix d’un couple d’amis (emménager dans une maison à la campagne, fonder une famille), le refus d’une vie toute tracée. Sans jamais verser dans la nostalgie ou l’enfantillage, la vitalité du cinéma de Jonás Trueba s’inscrit de fait dans l’expérience d’un constant déracinement, où rien n’est jamais tout à fait assigné à une place fixe.