L’astuce du cinéma de Guiraudie, c’est de substituer à notre réalité un monde à la croisée du conte métaphysique et de la fable épique, impliquant une confrontation incessante entre notre réalité et sa transformation à l’écran. Et ces héros inédits, à l’élocution savamment travaillée, distillent une interrogation à la mesure de notre réalité : comment sertir l’individualité ? En vue de quel horizon collectif ? Quand donc l’être singulier de l’expérience s’ouvre-t-il à l’universalité de la situation ?
D’où une histoire qui verse dans la mythologie la plus brute, l’un des éléments scénaristiques repose sur l’enlèvement d’une fille de notables dans une bourgade d’Obitanie, événement prétexte pour dévoiler la nature des relations entre les personnages. Mais ne nous y trompons pas : ce monde guiraudien n’en transcende pas moins le nôtre ; il est un motif duquel part le cinéaste pour témoigner de notre réalité et de la lutte des classes qui y perdure. Chemin sinueux, va-et-vient entre individuel et collectif qui fait la force d’un excellent film : d’un côté le domaine public, qui se partage entre discours tribuns et combats sanguinolents au sabre. De l’autre côté le domaine privé et ses tergiversations amoureuses appuyées par des scènes d’intimité, filmées de la manière la plus simple possible (« on se tripote, on s’embrasse, on se masturbe » explique Guiraudie dans une interview), et ce entre des corps « esquintés » par le temps. Discours politiques raisonnés et non conventionnels, amours incongrues, c’est le ton diablement audacieux d’un film magnifiquement novateur.
Par ailleurs, malgré la décontextualisation du monde de Guiraudie (les héros sirotent du goulagne et ça leur coûte pas mal de krobans), on peut cerner deux lieux dans lesquels le cinéaste puise la singularité de son drôle d’univers. D’abord le monde rugueux du western : entre embuscades en nuit américaine et parler franc du cow-boy à l’accent du sud-ouest, idiome chantant et inédit qui habille aussi bien les prolétaires et les bourgeois. Ajoutez à ces cow-boys virils une sensibilité à fleur de peau et des amours homosexuels revendiqués comme tel: ça donne un film pétillant et solide. « Ça va sinon ? » demande un berger au guerrier Fogo Lompla après une de leurs nombreuses engueulades politiques. Un temps. Un raccord. Et Fogo prend la parole. « Non. En fait il y a deux hommes, un avec lequel je couche et l’autre avec lequel je ne couche pas. Donc pour le deuxième, il est difficile de parler d’amour… Quoique parfois je me demande si ce n’est pas ça justement l’amour. »
Et puis, chez Guiraudie, le langage est politique. Les héros débattent, clarifient, émettent des hypothèses. Le langage n’est pas prédicatif. Le cinéma de Guiraudie se déploie dans l’exercice d’un langage qui attaque, énonce, discourt. On s’engueule pour vivre au conditionnel. Le « voici » ne surgit que dans le concret rappel de la langue et non dans celui de l’action : le guerrier Jonas Soforan ne parle que de cette ferme qu’il achètera avec des poulets et des vaches. N’empêche qu’il reste guerrier. Les acteurs aux accents théâtraux et aux côtés Vieille France convoquent le pouvoir des mots, le mettent en relief par le jeu de la distanciation. Et par-là disent la fragilité de l’action.
« Voici venu le temps », beau titre ambivalent. Promesse heureuse si l’on veut mais qui toujours verse dans la précarité de son énonciation. Guiraudie nous rappelle qu’en politique comme en affect, le définitif est une chimère, en proie toujours aux soubresauts de l’action ou du langage. On ne saurait assez recommander un film aussi neuf et piquant.