Le premier événement matriciel de la série est historique : il s’agit du massacre de Tulsa du 31 mai 1921, durant lequel des suprémacistes blancs ont presque totalement réduit à néant la communauté noire de Greenwood, le quartier afro-américain le plus riche du pays, surnommé « Black Wall Street ». Cette « émeute raciale de Tulsa », comme l’histoire officielle l’a nommée afin de minimiser la réalité, est au cœur de cette nouvelle itération de Watchmen, comic écrit par Alan Moore et dessiné par Dave Gibbons, qui en 1986 auscultait déjà la complexité de la figure du justicier masqué. À cet événement réel s’ajoute un événement fictionnel : la mort de trois millions de personnes à New York et ses alentours le 2 novembre 1985, due à l’apparition soi-disant extra-dimensionnelle d’un poulpe géant sur la ville. Dans la série, on se réfère à ces deux événements avec les abréviations « Tulsa 21 » et « 11/2 » ; les chiffres sont les mêmes. L’analogie avec « 9/11 » rappelle par ailleurs le caractère prophétique du comic. Dans le monde de Watchmen, le 2 novembre 1985 prend la place du 11 septembre 2001, et New-York, théâtre de jeu principal de l’œuvre originale, ne s’est jamais relevée de ce traumatisme. Poursuivre malgré tout la fiction (quel monde après ça) permet d’opérer un retour vers une partie méconnue de l’Histoire. Là où le comic prenait le pouls de la guerre froide et de la peur du nucléaire, qui ont mené fictivement au 2 novembre 1985, la série s’organise quant à elle autour du conflit racial et repart donc du 31 mai 1921.
Le retour
La décennie passée aura été parsemée de suites non prévues. C’est le cas de certaines de ses plus belles œuvres (Twin Peaks : The Return, Glass), qui ont fait de cette non-attente une force, ou de films qui, à l’inverse, ne sont pas parvenus à pleinement réinvestir leurs univers dormants (la nouvelle trilogie Star Wars). Ces fictions ont en commun d’avoir repensé leurs origines, en réinvestissant directement leurs images et la signification de certaines scènes, ou même en faisant revivre des personnages morts. Si Watchmen est méticuleuse sur la continuité de son univers, ses personnages principaux, les policiers de Tulsa en tête, et surtout Angela Abar/Sister Night (Regina King), n’ont pourtant a priori rien à voir avec le comic. Ce qui peut ressembler à un parti pris étrange trouve en réalité sa signification dans deux éléments clés, développés dans l’épisode 6, This Extraordinary Being, et dans l’épisode 8, A God walks into Abar, les deux épisodes les plus importants de la série. L’épisode 6, qui voit Angela plonger dans les souvenirs de son grand-père, prend la forme d’une origin story d’un des héros masqués de Watchmen, le mystérieux Hooded Justice (Juge Masqué). C’est par cette figure que Lindelof et son équipe réécrivent Watchmen : on apprend que ce personnage, le premier héros masqué de l’Histoire des États-Unis, est un homme noir. L’un des principes de la série, en cela fidèle au comic, tient à ce qu’un masque recouvre toujours un traumatisme : pour Hooded Justice, il s’agit du massacre de Tulsa, sur lequel s’ouvre la série. Puisque le personnage s’avère celui qui a inspiré tous les autres héros masqués, il apparaît comme le point d’origine de la fiction et par extension le massacre de Tulsa devient le traumatisme initial de Watchmen. À partir de cette révélation et de cet épisode 6, deux des thèmes importants de la série prennent toute leur signification : l’identification et l’appropriation.
Identification, appropriation, héritage
Devant un film fictif, Trust in the Law ! de Oscar Micheaux, Will Reeves, le futur Hooded Justice, alors encore enfant, contemple un homme sous une capuche noire arrêter un shérif blanc corrompu. Lorsqu’il dévoile son visage, on découvre un homme noir héroïsé par la mise en scène (son visage prend la place du soleil) et un enfant blanc le reconnaît, « Dontcha know who this is ? Bass Reeves ! The Black Marshal of Oklahoma ! » La caméra se rapproche alors de l’écran, en zoomant à l’intérieur même du film, qui montre alors en gros plan l’étoile de Marshal de Bass Reeves, et double ainsi l’effet d’héroïsation. Seul dans la salle, Will jubile.
Cette scène de l’épisode 1 est explicitement rejouée dans l’épisode 7, An Almost Religious Awe, où l’on revisite l’enfance d’Angela, qui souhaite voir un film de blaxploitation parce que le personnage sur l’affiche lui ressemble. Intitulé Sister Night, ce film est fictif, mais son affiche est tirée d’un film réel de la blaxploitation (Velvet Smooth de Michael Fink), entérinant les allers-retours entre fiction et réalité dont la série fait son miel. Elle pointe ainsi l’importance de la représentation de personnages racisés au cinéma dans le processus d’identification au personnage, par lequel le spectateur fait corps avec la fiction. Dans les années 1930 et 1940, au même moment où le cinéma américain avait massivement recours au white-washing et à la blackface, Hooded Justice, lui, se faisait passer pour Blanc à l’aide d’un peu de peinture au bord des yeux. Cette « whiteface » est une idée magnifique, en cela qu’elle renverse la visée de la blackface, qui constitue un masque par lequel l’homme Noir est moqué et caricaturé, tout en entérinant la domination du Blanc derrière le maquillage. Le but n’est de fait pas de duper le public (car il s’agit, au cinéma ou au théâtre, de faire spectacle), mais bien, entre les lignes, d’affirmer une supériorité raciale. À l’inverse, la whiteface de Hooded Justice, conjuguée à son masque, vise bien à tromper un monde blanc. Il s’agit d’une armure, qui induit l’acceptation d’une grande violence symbolique, celle de la ségrégation, tout en offrant paradoxalement une arme pour la combattre. La peinture noire sur le visage déjà noir d’Angela Abar apparaît dès lors comme un très beau contre-pied d’empowerment et de réappropriation, sans pour autant complètement entraver la perpétuation de schémas d’appropriation et de domination. En atteste l’étonnante transition, dans le premier épisode, entre la fin du massacre de Tulsa et la première scène au présent de la série. Tandis que Will tourne le dos au massacre, le titre de l’épisode apparaît (It’s summer and we’re running out of ice) et le morceau « Crushed up » de Future retentit (seul morceau de hip-hop de toute la série). Un discret fondu enchaîné substitue ensuite au sentier de 1921 la route de 2019. Un pick-up prend la place de l’enfant qui marche, et la musique, jusque-là extradiégétique, sort maintenant de la radio du conducteur, un homme blanc qui connaît par cœur la chanson de Future. Quelques minutes plus tard, on apprend que cet homme est un suprémaciste blanc, membre de la 7ème Kavalerie. Son racisme ne l’empêche donc pas de s’approprier de la musique noire, sur la route même où ses ancêtres ont voulu éliminer la communauté afro-américaine de Greenwood. La série ne cesse de mettre en scène ce type de scènes à la violence suggérée, de sorte que l’héritage du massacre de Tulsa hante tous les personnages, Blancs comme Noirs.
La question de l’héritage est intimement liée à celle de l’hérédité. L’épisode 5, Little Fear of Lightning, se centre sur le personnage de Wade, dans la plus pure tradition lindelofienne, Lost et The Leftovers reposant beaucoup sur ce système d’épisodes à point de vue unique. Il s’intéresse de près aux conséquences du DIE (Dimensional Incursion Event) du 2 novembre 1985. Wade est un survivant du 2/11 atteint d’EDA (Extra-Dimensional Anxiety), une forme de stress post-traumatique, qu’il cache comme il peut. À une réunion d’autres personnes souffrant de ce mal, l’un des participants parle de « trauma génétique », et explique qu’il n’était pas né au moment du DIE, mais que sa mère s’y trouvait et qu’il a hérité de sa souffrance. Cette idée se révèle étroitement liée à la trajectoire des héros de Watchmen, notamment celle d’Angela : apprendre d’où elle vient revient à comprendre qui elle est, à remonter à la source de la raison pour laquelle elle porte un masque. Cette idée va de pair avec celle de la recherche généalogique pour les afro-américains, dont le passé antérieur à l’esclavage a bien souvent été effacé. Le gouvernement fictif de Watchmen a même implicitement accepté cette idée de trauma héréditaire, puisque les descendants des victimes du massacre de Tulsa ont le droit de toucher de l’argent de l’État pour réparation. Dans la réalité, un procès a bien eu lieu, intenté contre l’État d’Oklahoma et la ville de Tulsa en 2003, avec 200 victimes et descendants de victimes du massacre, représentés notamment par Johnnie Cochran (l’avocat d’O.J. Simpson). Ce procès a cependant été perdu, justement parce que le tribunal d’Oklahoma a jugé que les descendants des victimes n’étaient pas touchés par le traumatisme du massacre. La fiction répare alors la réalité, et suite à la diffusion de la série, de nouvelles fouilles archéologiques ont eu lieu à Tulsa, qui ont permis de recalculer à la hausse le nombre officiel de victimes du massacre, remettant cet événement au cœur de l’Histoire récente des États-Unis.
Si le traumatisme est héréditaire, la série montre que le racisme peut l’être aussi, à travers l’un des descendants des lyncheurs du massacre de Tulsa. Ce personnage, Judd Crawford (Don Johnson), est d’abord présenté comme un bon policier anti-raciste, avant qu’Angela ne découvre une robe du Ku Klux Klan dans le double fond d’un placard de sa chambre. Il meurt à la fin du premier épisode, et si l’on connaît immédiatement son meurtrier, on ne comprendra la raison de ce meurtre qu’à l’épisode 6, lorsque Will achève la lutte contre les « Cyclopes », une faction du Ku Klux Klan qu’il combattait déjà sous le masque de Hooded Justice. On revisite alors la scène précédant son meurtre, dans un noir et blanc qui accentue l’inévitabilité de son sort. Ce personnage, que l’on croyait bon lors de la première vision de cette scène, se voit alors renvoyé à la blancheur éclatante de son héritage raciste, tandis que la noirceur de l’ombre de sa propre main se confond plus encore avec le noir de la nuit.
Pas de côté
Plus encore que l’épisode 6, c’est assurément le huitième, A god walks into Abar, qui marque les esprits. Réalisé par Nicole Kassell, la réalisatrice la plus douée de la série (on lui doit également les deux premiers épisodes) avec Steph Green (réalisateur du cinquième épisode), il met en exergue un pan bien particulier du style de Lindelof : le « pas de côté ». Il s’agit d’épisodes qui se distinguent des autres et détournent en leur sein les codes narratifs ou formels d’une série. S’ils font souvent suite à des révélations importantes appelant une suite directe, ils s’écartent pourtant de la ligne toute tracée par le récit et soulèvent d’autres questions. Lost comprenait dans ses dernières saisons quelques-uns de ces épisodes, tout comme The Leftovers, à partir d’International Assassin, le huitième épisode de la saison 2. L’épisode 6 appartient à cette catégorie, ne serait-ce que pour l’utilisation du noir et blanc et l’absence du personnage de Wade (en danger dans les dernières secondes de l’épisode 5), mais certaines de ses ambitions formelles maladroites l’empêchent d’être le grand épisode qu’il aspirait à être. L’usage du plan-séquence truqué force non seulement les traits du songe, mais participe de plus d’un style outrancier, avec cette caméra virevoltante, jusque dans de simples discussions (sans parler de la bande originale de percussions qui cite explicitement Birdman, ce qui ne fait qu’exagérer l’artificialité de la démarche). Le huitième épisode, véritable sommet de la série, conjugue à l’inverse son ambition narrative avec la mise en scène de Kassell. Il suit directement le cliffhanger le plus audacieux de la série : le Docteur Manhattan, seul personnage de l’univers de Watchmen à posséder de réels superpouvoirs (de fait il possède tous les pouvoirs), se trouve à Tulsa, sous les traits du mari d’Angela. La série repousse alors au neuvième épisode les conséquences de cette révélation et bifurque pour retracer la généalogie de cette romance.
La réussite de cet épisode tient beaucoup à son vertige métafictionnel. Le docteur Manhattan, étant omnipotent et insensible au passage du temps (il est partout à la fois, dans son passé et dans son futur), rencontre Angela parce qu’il sait qu’il va la rencontrer, tout comme il est déjà amoureux d’elle alors même qu’il ressentira pour la première fois ce sentiment dix ans plus tard. Cette histoire d’amour se fonde de fait sur un paradoxe. Il ne peut pas y avoir de point de départ rationnel, puisqu’elle ne peut pas exister de façon linéaire. Les pouvoirs du Docteur Manhattan pourraient apparaître dans cette perspective comme des obstacles à la fiction (que faire d’un personnage qui sait tout, et a déjà vécu la fin de la série ?), mais ils forment au contraire le moteur de la fiction – notamment dans le montage de l’épisode 8. Après le retour aux sources en faisant de Hooded Justice un homme noir, l’histoire d’amour entre Angela et le Docteur Manhattan constitue le deuxième fait majeur qui relie la série au comic et lui donne la légitimité de s’approprier le titre de Watchmen. Si Hooded Justice a toujours été noir, même si Alan Moore et Dave Gibbons n’y avaient probablement pas pensé, le Docteur Manhattan a toujours aimé Angela. Les pouvoirs du super-homme dédouanent en quelque sorte la série de donner une justification claire, ce qui fait de cet « épisode-pas-de-côté », en forme de bulle théorique amoureuse, un magnifique pied de nez. Si le docteur Manhattan sait que sa relation avec Angela dure dix ans et qu’elle finit en tragédie, il choisit tout de même de la vivre. Il incarne dès lors le personnage de l’oracle en même temps que celui du héros et devient le mécanicien de sa propre machine infernale. L’action de Manhattan se fait par conséquent l’écho de la question métafictionnelle qui hante la série : pourquoi continuer à créer malgré l’épuisement de la fiction ? Tout comme Bresson, lorsqu’on lui demandait « pourquoi filmez-vous ? », la série répond implicitement : « pour vivre ». Cette approche constitue une vraie invitation à la création, à l’opposé de la vision postmoderniste mortifère à l’honneur dans certains films de super-héros hollywoodiens, qui partent du postulat que toutes leurs histoires ont déjà été racontées et en rient. On attend plus du spectateur qu’il s’engouffre dans une histoire, mais qu’il en connaisse déjà des morceaux.
La déception du neuvième et dernier épisode, See How They Fly, tient en partie à ce qu’il ne s’agit pas du tout d’un « pas de côté ». Damon Lindelof a terminé ses deux autres séries sur des dénouements sublimes qui ont été froidement accueillis, justement parce qu’ils se détournaient d’une trajectoire en ligne droite et de réponses simples. Watchmen lui permet de faire ce qu’il n’a jamais encore réalisé : répondre à tout, refermer soigneusement le récit. Et ce n’est pas une dernière scène en forme d’ouverture non assumée qui changera fondamentalement la donne. Reprenons comme point de comparaison la grande suite non prévue de la décennie, Twin Peaks : The Return. Le pénultième épisode de la série est comparable au dernier épisode de Watchmen, en cela qu’il se présente comme une conclusion précise des grands enjeux narratologiques de la saison : rassemblement des storylines et des personnages à Twin Peaks, élimination de la menace et retrouvailles. Le génie de Mark Frost et de David Lynch est de ne pas conclure ici, mais bien de bifurquer dans le dernier épisode, un pas de côté presque littéral, puisqu’il s’agit de passer derrière le mile 430. Watchmen manque cruellement d’un mouvement similaire : si la fin du comic comprenait également une longue explication de l’antagoniste (Adrian Veidt), son nihilisme et ses dilemmes moraux la plaçaient dans une sphère très différente du dénouement plutôt simple de la série. Reste tout de même la scène au cinéma, où Angela retrouve Will et ses enfants. On est de retour là où tout a commencé, le 31 mai 1921, devant un écran où était projeté Trust in the Law !, le cinquième film d’Oscar Micheaux, avec Louis de Boulder dans le rôle du Black Marshal of Oklahoma.