« Dans un monde dicté par le « eux contre nous », chacun hisse son propre drapeau. Très vite, on oublie comment la guerre a commencé, et on ne se bat plus que pour ces foutus drapeaux. » Ce sont les derniers mots de Survival of the Dead, ultime film de George A. Romero qui n’atteignit même pas les salles françaises en 2010. En même temps, une image, sidérante : deux cow-boys zombies se dessinent en contre-jour sur une lune immense, se pointant de leurs armes sans munitions pour l’éternité. Ce plan final fut à la hauteur de l’humour et de la force subversive de ce grand nom du fantastique américain décédé le 16 juillet 2017, qui ne fut pas seulement le père des zombies modernes, mais aussi un cinéaste sans cesse anticonformiste, auteur d’une filmographie aussi chaotique que cohérente.
Pour son Night of the Living Dead, tourné le week-end par un groupe d’amis et sorti avec fracas en 1968, l’idée était d’adapter I Am a Legend de Richard Matheson. S’il n’en obtient pas les droits, et que Romero s’éloigne du récit original, l’adaptation se révèle fidèle dès lors qu’on la considère à l’épreuve de sa saga originale des morts vivants (Night of the Living Dead en 1968, Dawn of the Dead en 1978, Day of the Dead en 1985). Le protagoniste du roman de Matheson apprenait à accepter que les goules qui avaient remplacé les humains étaient désormais douées d’humanité : la violence dont elles faisaient preuve à son égard n’était qu’un combat pour leur survie. Leur apparente monstruosité s’effaçait alors peu à peu à ses yeux, et il comprenait à la toute fin qu’il n’était pas plus légitime dans son droit à survivre que ces êtres qu’il ne comprenait pas. Romero évoqua comme inspiration pour son film les images de la guerre du Vietnam retransmises à la télévision, combats indiscernables et sans fin entre des formes en noir et blanc. Les goules, qui deviendraient des zombies par l’interprétation des spectateurs, étaient l’incarnation de l’Autre, l’ennemi qu’il fallait abattre, quel qu’il soit.
« Then, cruelty becomes justified »
C’est en cela que Romero fut un grand auteur de films de monstres. Dès son premier film, il semait le trouble sur la question de la monstruosité. La séquence finale de Night of the Living Dead est déterminante à ce propos. Le seul survivant du groupe, un Afro-Américain, s’y faisait abattre de sang-froid par un milicien sous les ordres du shérif local. Des photographies se succédaient alors, montrant le cadavre se faire traîner sur un charnier par des hommes armés en tenue de policiers. Puis les flammes brûlaient indifféremment les corps, le sien parmi celui des zombies. Réalisateur de films d’horreur, Romero était aussi pacifiste. Il n’eut de cesse de faire des films sur la violence légitime (la guerre contre les zombies, obligatoire puisque nécessaire à la survie), s’étendant peu à peu dans la société des survivants. Mauvais dialoguiste, mal à l’aise avec la narration, il n’en était pas moins un excellent cinéaste dès lors qu’il s’agissait de mettre en scène l’horreur liée à la normalité de l’acte de violence. Martin, protagoniste d’un de ses meilleurs films (Martin, 1977), était persuadé d’être un vampire. Mais l’était-il vraiment, ou était-ce une réaction aux histoires religieuses baignant la vie de sa famille ? Il est en tous cas traité comme un être démoniaque. Dans son cas comme dans celui des zombies, la monstruosité des gens « normaux » finit toujours dans ses films par dépasser celle des créatures qu’ils combattent. Les motards humiliant les créatures en leur jetant des tartes à la crème avant de tous les abattre en éclatant de rire dans Dawn of the Dead étaient de la même trempe que les militaires de Day of the Dead punissant de mort le scientifique tentant de communiquer avec les zombies. Ce film est d’ailleurs un cap : Romero en arrivait à prendre parti pour les zombies eux-mêmes, par le biais du personnage de « Bub », créature de Frankenstein dotée d’émotions abattant de son propre chef un militaire, non pour le dévorer, mais par colère et désir de vengeance. De chaque côté, se mêleraient désormais monstruosité et humanité.
Ce cinéma-là fut englouti par les années 80 et 90, si l’on excepte la notoriété de John Carpenter. Day of the Dead, tourné avec un budget minuscule, sortait en salle en 1985 dans l’indifférence générale, déphasé au sein d’une époque vénérant la « grandeur », du spectacle comme du public et des recettes. Ce qui était qualifié de « film d’horreur de série B » était désormais une nourriture de vidéoclub, produite à la chaîne, et se livrant une compétition acharnée pour le titre de film le plus gore. Romero ne bénéficia plus que d’une visibilité des plus réduites. C’est à la faveur du retour en grâce de la créature du zombie à la fin des années 90 via la série de jeux vidéo Resident Evil que le vieux maître fut rappelé au genre. Le résultat de ce retour fut l’important Land of the Dead (2005), seule véritable grosse production de Romero, mais qui refusa toute concession aux canons hollywoodiens du moment. Les zombies ne couraient toujours pas, c’était non négociable, et la sécheresse de la mise en scène venait s’opposer frontalement aux effets de manche d’un Zack Snyder (Dawn of the Dead, 2004). Le monstre y était plus clairement désigné : il s’agissait de l’homme blanc et riche (Dennis Hopper, qui tenait là son dernier beau rôle), asservissant humains comme zombies dans un affrontement social. Les morts-vivants, conscients de devoir se souder face à l’ennemi, se levaient derrière un pompiste noir pour prendre la grande tour lumineuse abritant de luxueux appartements au-dessus du chaos. Dégoûté par cette expérience de production trop lourde, trop contraignante, Romero ne réalisa dès lors plus que deux films tournés avec les moyens du bord. Malgré leur faiblesse, on y retrouve l’enthousiasme, la subversion et l’humour noir de l’époque de Dawn of the Dead, à mille lieux de la si sérieuse série Walking Dead. Dans Survival of the Dead, qui se laisse même aller des notes de comédie, les zombies n’ont quasiment plus de maquillage — conséquence d’un budget trop étriqué, pourrait-on penser. C’est surtout un retour aux goules de Night of the Living Dead, ces êtres à peine plus pâles que les vivants que l’on voudrait croire différents, alors qu’ils ne sont qu’un miroir déformant, et pas forcément pour le pire, de notre véritable nature. Tandis que ses créatures devenaient autour de lui les stars de productions colossales et de remakes à contre-sens des intentions des films originaux, leur honnête créateur resta jusqu’au bout fidèle à son cinéma, et ne céda décidément rien à aucun de ces « foutus drapeaux ».