La collection « Make My Day » de Studiocanal ressort en combo DVD/BR Bruiser de George A. Romero, film fragile et méconnu qui vaut le coup d’œil pour la manière dont il porte à un point d’aboutissement le caractère allégorique des récits romériens. Humilié par son patron, trompé par sa femme et trahi par son meilleur ami, Henry Creedlow, timide employé d’un magazine de mode, voit un beau matin son visage disparaître sous un masque blanc inexpressif. Comme dans ses films des années 1970, Romero fait du corps de son héros le support d’une critique politique : la déshumanisation à l’œuvre dans le capitalisme post-industriel s’inscrit à même le faciès de Creedlow, qui partage ses traits atones avec les morts-vivants consuméristes de Zombie. Derrière l’odyssée vengeresse du serial killer néophyte à l’encontre de celles et ceux qui l’ont spolié, se niche le portrait d’un anti-Patrick Bateman, le héros d’American Psycho, moins excité par l’impunité de son statut social qu’animé par un désir de réparation sanguinaire. Comme l’adaptation du roman de Bret Easton Ellis par Mary Harron, sortie elle aussi en 2000, Bruiser s’ouvre d’ailleurs sur une scène de morning routine ritualisée où transparaissent d’emblée les premiers indices d’un trouble identitaire : morcelé par une série d’inserts, le corps de Henry est déjà en état de décomposition, avant d’apparaître comme une ombre ouatée derrière les rideaux translucides de sa maison en construction.
C’est qu’après vingt ans de management ultra-libéral et la victoire idéologique du grand capital (le film sort au terme du deuxième mandat de Bill Clinton), la mise en scène de soi constitue la seule manière de se tailler la part du lion dans un monde entrepreneurial en forme de spectacle permanent. L’une des premières scènes montre ainsi Milo, le patron du magazine Bruiser, se lancer dans un discours de motivation confinant justement à l’exhibitionnisme (il montre son pénis pour « fédérer » ses troupes), tandis que Henry peine à trouver sa place entre le premier et l’arrière-plan. Par un savant jeu de focales, le flou de la buée qui masquait son visage au début du film semble avoir envahi toute la zone grise à l’intérieur de laquelle il évolue au sein de son entreprise. « J’étais déjà invisible, ils ne me verront pas » lance-t-il d’ailleurs à la seule personne qui daigne poser les yeux sur lui, avant d’organiser son dernier meurtre : sa discrétion maladive se transforme peu à peu en un véritable pouvoir maléfique lui permettant, tel Gygès, de commettre ses méfaits en toute impunité. Cette sauvagerie sous-jacente, annoncée par un bref plan superposant son regard inquiétant aux formes brutales d’une effigie tribale, l’instituent progressivement en véritable tueur de slasher, figure avec laquelle il partage le motif du masque blanc. Bruiser ménage toutefois une brèche fantastique par où le doute s’infiltre dans l’esprit du spectateur : Henry a‑t-il vraiment perdu son visage ou n’est-il qu’un déclassé virant à la démence ? À bien des égards, on peut voir en lui un partisan marxisant de l’auto-défense à l’encontre des séides du grand capital. Comme l’a récemment montré Yal Sadat dans son ouvrage sur les vigilante movies, le spectacle de la violence propre au genre s’inscrit en effet à l’intérieur d’un cheminement visant à restituer au héros son identité volée. Le point de vue psychotique de Henry, figuré par l’omniprésence des miroirs diffractant son reflet, vient ici combler le vide d’une vie professionnelle et sentimentale intégralement ratée : pour réaffirmer son moi, le personnage doit devenir omnipotent en passant par une série de métamorphoses (silhouette en ombre portée, dédoublement spéculaire, costumes et maquillage…) qui figurent le dysfonctionnement schizophrénique de son esprit malade.
« A Garden of Lost Souls »
Support de toutes les transformations, le masque de Creedlow signale finalement le caractère essentiellement composite du personnage, qui se rêve avant tout en esprit frappeur venant hanter les différents lieux qu’il traversait jadis dans l’indifférence totale. La multiplication des jump scares, de plus en plus présents à mesure que l’intrigue progresse, signale la maîtrise croissante de l’espace dont fait preuve le personnage. Malicieux, Romero transforme chaque crime en exercice d’empowerment pour cet employé à qui toute perspective de progression de carrière a été retirée – et qui concluera son parcours criminel par un « I stood up ! » (« J’ai gardé la tête haute ») revanchard. À défaut de rentrer dans le moule de l’American Way of Life, Henry prend donc sa revanche en devenant le M. Loyal d’une série de mises à mort non seulement spectaculaires, mais rejouant également une histoire du cinéma d’épouvante. Si la pendaison de son épouse évoque lointainement la scène inaugurale de Suspiria, la longue fête d’Halloween au cours de laquelle il exécute Milo devant un parterre de spectateurs dégénérés reproduit le finale baroque de Phantom of the Paradise (y compris par la présence d’un groupe grimé en croquemitaines, les Misfits). À chaque fois, le personnage se spectralise un peu plus, au point de devenir une figure diffuse semblant tirer les ficelles de son macabre manège depuis le hors-champ.
Reprenant, à la sauce MTV, les codes de la contre-culture des années 1990 (imagerie industrielle mâtinée de SM, costumes gothiques, dégaine de punks californiens, etc.), la soirée d’Halloween sur laquelle s’achève le film restitue une vision dévitalisée et apocalyptique de l’imaginaire horrifique que Romero a contribué à populariser. Le royaume sur lequel règne Henry est un immense purgatoire où les humains, perdus entre réel et simulacre, ont atteint le dernier stade avant la zombification. Dévorant des bonbons en forme de doigts ou des tripes de bébés, les convives sont les dépositaires dérisoires de ce qu’est devenue la culture alternative dès lors qu’elle a été ravalée par l’industrie du spectacle. Romero filme avec une désaffection manifeste la décadence nihiliste de ses idéaux de jeunesse, comme si pour une fois son regard s’était arrêté au seuil de ces portes infernales. Pour désagréable que soit la laideur qui se dégage des vingt dernières minutes, plus désinvesties sur le plan de la mise en scène, celles-ci sont révélatrice du kitsch (cette « station entre l’existence et l’oubli », selon l’expression de Kundera dans L’Insoutenable légèreté de l’être) qui s’empare de la contre-culture lorsqu’elle répète uniquement ses tropes dévitalisés. Incarnation malgré lui de ce processus de dégénérescence, Creedlow est condamné à la répétition inlassable du même, lorsque la dernière scène laisse entendre que le personnage va continuer à assassiner les patrons malgré sa fuite. L’amertume de cet épilogue, monté à la hâte comme pour se débarrasser du film, trahit le déphasage du cinéaste à l’égard d’un cinéma de genre dépolitisé à force d’ironie et de réflexivité, dont il a été exclu à partir du milieu des années 1990. Cette nouvelle parution dans la collection de patrimoine dirigée par Jean-Baptiste Thoret est donc l’occasion de rendre justice au film (précédé d’une réputation usurpée de navet depuis sa sortie) en l’inscrivant dans le processus de patrimonialisation dont a bénéficié le cinéma de Romero depuis presque vingt ans : jusque dans ses défauts, Bruiser parvient en effet à mettre en lumière la part la plus mélancolique d’une œuvre qui recèle encore de nombreux secrets.