Près de quarante ans après sa sortie aux États-Unis, La Nuit des morts vivants revient sur les écrans hexagonaux. Loin de la version longue, passablement commerciale, d’un Exorciste corrompu, cette ressortie permet de redécouvrir un mythe cinématographique politique autant que formel, et dont le temps n’a guère entamé la pertinence. Ce qui en fait l’un des films les plus importants de l’histoire du cinéma fantastique.
Si 1968 reste dans la mémoire collective hexagonale, c’est avant tout pour les événements de son mois de Mai, qui ont failli changer l’histoire, celle d’une révolution avortée. Les États-Unis subissaient eux aussi, à la même époque, leur lot de troubles civils avec notamment la contestation anti-guerre du Viêt-Nam et le combat pour les droits civiques. Dans ce contexte politique troublé, une autre révolution se préparait : le 4 avril sortait sur les écrans, dans une indifférence polie, La Nuit des morts vivants, premier long métrage d’un jeune cinéaste de 27 ans, George A. Romero.
Près de quarante ans plus tard, l’importance de l’œuvre de Romero au regard de la production cinématographique mondiale est inimaginable, tant les codes qu’il a mis en place dans sa saga horrifique ont marqué le cinéma fantastique, de sa mise en scène jusqu’à sa mythologie. Le zombie décérébré, avançant avec une inquiétante et inexorable lenteur, avec comme seule motivation le besoin de dévorer ses cousins encore vivants, est entré au panthéon du fantastique, au même titre que le vampire blafard et aristocrate de Bela Lugosi, ou que le monstre du Dr Frankenstein interprété par Boris Karloff. Mais réduire l’œuvre maîtresse de Romero à cette seule et pourtant si pertinente création horrifique, serait oublier l’importance de la dimension politique de son travail.
Inspiré par Je suis une légende de Richard Matheson, le scénario de La Nuit des morts vivants oppose un groupe d’humains désespérés, cloîtrés dans une maison isolée face à une armée de morts sortis de leurs tombes, probablement sous l’effet des radiations provenant d’un satellite tombé sur Terre. Déchirés par leurs dissensions internes et assiégés par les monstres virtuellement immortels, ils vont tous succomber, que ce soit sous les mâchoires monstrueuses ou de leur incapacité à agir en communauté. Le film arrive au moment où la Hammer, productrice notamment de Dracula, prince des ténèbres avec Christopher Lee réalisé en 1966 par Terence Fisher, définit le canon du cinéma d’épouvante, un style gothique flamboyant et théâtral. La Nuit des morts vivants est, quant à lui, tourné avec caméra à l’épaule, proche du reportage de télévision, en noir et blanc. Coup de génie : c’est ce qui va différencier ces zombies des myriades de monstres morts-vivants stylisés, inspirés de la religion haïtienne qui peuplent depuis les débuts les films d’épouvante, avec en figure de proue le remarquable Vaudou de Jacques Tourneur (1943). Ici, foin de passé religieux avéré, d’argument mystique : les zombies de Romero sont les enfants de la guerre froide, rejetons d’une science incontrôlée, rendus crédibles car horriblement proche de l’humain. Ni grandiloquence, ni distance, ni humour : le film s’impose par une approche proprement terrorisante du monstre, mis en vis-à-vis immédiat avec le spectateur. Pour la première fois, le zombie devient cannibale, et le réalisateur impose ce thème lors d’une séquence devenue depuis lors archétypale du film de morts-vivants : le repas morbide des monstres, après leur première victoire d’envergure sur leurs proies.
Une telle sauvagerie fait rapidement la réputation du film. Malgré la franche répulsion que ces images lui inspirent, Stanislas Grégeois, en 1970 dans Télérama, s’étonne de n’avoir pas pu quitter la salle, et conclut : «[Le film] mérite au moins qu’on se pose des questions.» C’est indéniablement tout l’enjeu de La Nuit des morts vivants, car en dehors de son caractère novateur et choquant pour certains, le film ne se limite pas à une approche agressive et traumatisante de l’horreur. C’est aussi et avant tout l’occasion de dépeindre les dysfonctionnements d’une société humaine confrontée à une terreur impensable, et dont les rouages se grippent rapidement.
Si les protagonistes peuvent au départ du film potentiellement s’en sortir indemnes, il apparaît rapidement que l’ego de tout un chacun va créer les tensions qui mèneront à leur défaite finale. Aucun des protagonistes du film ne peut douter que ce sont ses propres actions, faiblesses et décisions hâtives, qui le conduiront à la ruine. Et Romero de peindre dans ce huis clos étouffant les conflits de pouvoir sordides qui ne mènent qu’à la division, la faiblesse de jugement qui conduit une mère à être assassinée par sa fille contaminée alors qu’elle aurait pu – au prix de la vie de l’enfant – échapper à ce sort, l’attachement dérisoire aux liens de la famille qui conduit l’héroïne à finir dévorée par son propre frère contaminé lui aussi… Romero n’a guère de tendresse pour ses protagonistes, et le message est clair : à sa mort, chacun n’a que ce qu’il mérite.
Le seul à échapper à ce jugement est le héros du film, un Noir dont la principale qualité est d’avoir su s’adapter aux changements moraux créés par une horde de monstres portant des visages amis. Sans scrupule, sans pitié, il mène efficacement la lutte contre les créatures, quand bien même cela revient à abandonner la jeune fille sous sa protection quand il ne peut plus la sauver des monstres. Lui qui survivra à la terrible nuit, finira tué par une troupe de soldats du dimanche. Venus comme on vient à la chasse pour tuer les monstres, ils l’abattent « pour être sûrs », avec d’autant moins de scrupules qu’un Noir de plus ou de moins ne compte guère à leurs yeux. Alors que le film bascule visuellement du côté du documentaire avec ses dernières images, le point de vue de Romero est clair : les brutes encore humaines ne valent guère mieux que les créatures revenues d’entre les morts.
Le film sort sur les écrans le jour de la mort de Martin Luther King : il n’en faut pas plus pour lier dans l’esprit des spectateurs le destin du pasteur, et celui du héros du film. Rétrospectivement, Romero juge sa Nuit des morts vivants « sur-interprétée » : il n’en demeure pas moins qu’il a réalisé son film la rage au ventre, en héritier d’une période où la jeunesse pensait pouvoir changer les choses et n’y est pas parvenue. La frange contestataire du public se reconnaît aussi, en ces temps de contestation hippie et antimilitariste contre la guerre du Viêt-Nam, dans un récit qu’il ressent comme une allégorie de la lutte d’une minorité silencieuse mais en passe de triompher contre l’establishment conservateur. La ressemblance des dernières images du film avec les images du Viêt-Nam, premières images de guerre retransmises à la télévision et découvertes dans tous les foyers américains, penche en faveur de cette interprétation.
À l’époque de sa sortie, il eut été difficile de déceler dans La Nuit des morts vivants le début d’une saga cinématographique d’une telle importance, et ce n’était sans doute pas l’intention de Romero. Devant le succès inattendu de son film, celui-ci est pressé de toutes parts d’y réaliser une suite. Il refusera longtemps, avant de mettre en chantier Zombie, en 1978. Il s’agit de mettre en image une charge féroce contre le consumérisme galopant de l’époque. Aujourd’hui, près de quarante ans après la sortie du film, l’opportunité de le revoir La Nuit des morts vivants sur grand écran permet cependant d’apprécier dans toute son ampleur la cohérence de la saga des morts vivants, du point de vue de la dénonciation politique, comme du point de la stylistique cinématographique.
Zombie
Zombie, sorti dix ans après La Nuit des morts vivants, est souvent présenté comme son remake. Rétrospectivement, il convient plutôt de considérer le film comme la véritable naissance de la saga de Romero, où la possibilité d’une continuité presque infinie dans le propos devient évidente, et le potentiel politique d’autant plus présent. Selon un canevas presque similaire à celui de son prédécesseur, Zombie oppose un groupe de survivants aux hordes sorties des tombes, les premiers étant réfugiés dans un supermarché qui leur assure une abondance de moyens de survie, et de lutte. Repris dans un contexte économico-politique mondial différent, la figure du mort vivant est désormais une image à peine déformée du consommateur-type, alors que s’annonce, sous la férule des Ronald Reagan et autres Margaret Thatcher, la décennie qui verra le capitalisme libéral triomphant.
Zombie débute d’emblée avec la mise en images de la lutte des vivants contre les morts. Comme à la fin de La Nuit…, le monde est en lutte contre une épidémie qui relève les morts de leurs tombes pour dévorer les vivants. Des scientifiques et des intellectuels débattent de l’attitude à adopter face à la menace, et certains, teintés de religion, se refusent à se comporter de façon matérialiste, et à éliminer les monstres sans la moindre émotion. La division de la société est notamment accentuée par la séquence suivante, montrant l’assaut de militaires sur un immeuble où une communauté refuse de laisser partir ses morts. Le constat imprègne tout le film : la bataille est déjà perdue, car les liens sociaux sont détruits, la société ne peut pas s’adapter suffisamment vite. Paralysés dans leur refus maladif de remettre en cause leur civilisation, les vivants ne peuvent que survivre, cachés, en attendant une mort inéluctable.
La mise en scène de la terreur passe par multiplication des zombies, plus nombreux que dans La Nuit des morts vivants, et surtout par leur sortie de l’ombre. Suprême corruption de la symbolique protectrice de la lumière, ils se meuvent à présent en plein jour. Cette masse omniprésente est d’autant plus dangereuse que ses buts sont dérisoires : c’est avant tout par « instinct de consommation » que les morts assiègent le centre commercial tenu par les vivants. La seule vie dont se souviennent ces créatures est le modèle social vanté par la culture occidentale d’après-guerre : j’existe parce que je consomme. Les vivants s’entre-déchirent eux aussi autour de la propriété. Les symptômes visibles de cette lutte seront les tensions causées par le Noir et la femme. L’un parce qu’il cherche à mener le groupe à sa façon et se révèle le plus efficace. L’autre parce qu’elle refuse de se cantonner à un rôle muet d’objet sexuel et veut que son avis soit pris en compte dans les décisions du groupe.
Fondamentalement, entre La Nuit des morts vivants et Zombie, la problématique reste la même : quelle que soit la capacité d’organisation et de résistance dont pourront faire montre un petit nombre d’individus lucides, la majorité des humains ne saura pas se conformer à une règle qui remet en cause leur morale, et donc la justification de leur mode de vie. Si La Nuit des morts vivants laissait planer le doute sur la possibilité d’un retour à la normale, Zombie annonce dès ses premières images que la norme a changé : dès le début, les morts sont aussi présents que les vivants, la société telle que nous la connaissions ne pourra pas renaître.
Prisonniers de la routine et du consumérisme, sacrifiant tout au paraître, le zombie du second film de la saga ressemble aux yuppies des années 1980. Alors que les vivants demeurent toujours plus veules, idiots, intéressés et nombrilistes, Romero semble dire avec Zombie qu’il est vain d’espérer en l’homme, qui ne changera plus sa course. Le portrait sordide qu’il dresse d’une humanité inféodée aux dieux mercantiles n’est pas un cri d’alarme : il est déjà trop tard pour cela. Il est impossible de faire machine arrière.
Le Jour des morts vivants
Après la fable ricanante et goguenarde de Zombie, Romero revient en 1986 à sa saga emblématique avec un film sombre et désespéré. Le Jour des morts vivants, c’est le triomphe des monstres. Le groupe de survivants sur lequel se focalise le film se partage entre trois factions : les scientifiques, chargés par le gouvernement d’étudier le phénomène de zombification, les militaires censés leur apporter toute l’aide possible, et quelques indépendants, comme un pilote ou un opérateur radio. Tous vivent dans un huis-clos étouffant, plus encore que dans les films précédents : une base militaire en sous-sol.
Les scientifiques, sous les ordres d’un professeur aux tendances tortionnaires, espèrent pouvoir domestiquer les monstres. Les militaires, quant à eux, défendent une logique plus efficace, plus primaire, mais tout aussi glaçante : tirer sur les créatures tant qu’il leur reste des balles. Entre les deux camps, la tension monte doucement, pour finir par éclater en ne laissant pour ceux qui gardent un semblant de santé mentale, que la fuite comme seul recours. Comme pour Zombie, tout autre idée de solution que celle de la fuite apparaît dès le départ comme vouée à l’échec. La « domestication » relève des tortures les plus barbares, ce qui permet d’ailleurs à Tom Savini, aux commandes des effets spéciaux, de réaliser des miracles dans le latex organique, qui ne sont pas sans rappeler le travail de Rob Bottin dans The Thing (1982, John Carpenter). Quant aux militaires, ils relèvent de la caricature la plus basique de tout ce qui peut porter un uniforme, entre fascination pour les armes, remarques phallocrates, humour de caserne et passion de l’autorité. « Dans Le Jour des morts vivants, je me pose la question de l’animalité de l’homme et de la décadence de la société », déclare George Romero : le conflit de base dépeint par le film est donc celui d’une guerre de territoire entre vivants et morts. L’important n’est plus pour les vivants de prouver par la force ou la raison la supériorité de leur état, mais bien de satisfaire le besoin primitif de propriété.
Contrairement aux deux premiers films de la saga, Le Jour des morts vivants est un film qui met longtemps à lancer son action, du point de vue de l’horreur pure et simple. Près des deux premiers tiers du film sont consacrés à la vie dans la base souterraine, et à la déliquescence des rapports humains : on est loin de l’exubérance de Zombie. Plusieurs ressorts sociaux participent à cette dégénérescence de la société, et les critiques chères à Romero réapparaissent. La soif de pouvoir, toujours plus dérisoire, est la principale de ces caractéristiques. La principale protagoniste du film est une femme, tenante de la communauté scientifique, qui entretient cependant une liaison avec un militaire : un illusoire pont de réunion entre les deux factions, qui finira par l’exclure. Le reproche qui lui est adressé est de vouloir s’arroger le droit à une autorité qui doit lui être interdite selon les codes machistes de la société. Si Romero opère avec ce personnage un glissement sémantique, le véritable enjeu reste similaire : après les deux Noirs des premiers films, une femme prend le relais. Il s’agit, encore et toujours, de donner la parole aux exclus de la société : minorité raciale, ou minorité de genre.
Pour la première fois de la saga, cependant, la sympathie de Romero envers ses créatures comme vecteur d’un monde moins corrompu apparaît clairement dans ce film. Non seulement le comportement terriblement primaire des vivants les condamne sans appel, mais le film donne la véritable vedette à un mort. Bub de son surnom, il est le sujet d’étude du scientifique en chef. Doué d’un semblant de mémoire et de contrôle sur son instinct cannibale, il légitime aux yeux de la communauté scientifique les recherches terribles menées dans la base. Mais avant tout, il acquiert aux yeux du public un capital de sympathie étonnant. Bub s’impose comme une image ironique d’un être jugé comme monstrueux par la norme, mais qui dans son usage de ses codes moraux ou traditionnels démontre à la société la vacuité de sa civilisation. C’est également ainsi qu’il se pose en figure emblématique d’une nouvelle race, douée de suffisamment de discernement pour être considérée plus proche de l’humain que de l’animal, et donc envers qui le comportement violemment arbitraire des vivants ne saurait plus s’appliquer. Sorte de figure christique grotesque, nouveau messie d’une race honnie, Bub termine le film sur la voie d’une nouvelle évolution vers la civilisation. Les quelques survivants fuient mais resteront hantés par leur traumatisme. Une telle fin, par son audace, et par la logique de son propos en regard des deux films précédents, pouvait être légitimement considérée comme la conclusion de la saga morbide et ironique de la destruction de l’humanité par ses propres travers : isolement, mépris, racisme, sexisme, soif de pouvoir, vacuité…
Portrait d’une humanité tellement déliquescente qu’elle substitue complètement l’autorité à la morale comme moteur de civilisation, Le Jour des morts vivants reste important en cela qu’il boucle pertinemment la saga des morts de Romero – même si Le Territoire des morts prouvera plus tard que cette fin est momentanée. Quoi de plus logique, après tout, que de renaître toujours, pour une histoire de morts vivants ?
La sortie l’année dernière du nouveau volet de la saga de Romero est un événement à plus d’un titre : c’est d’abord l’occasion de ressentir avec toute l’acuité possible la pertinence de son discours critique. Le Territoire des morts nous parle de notre monde, de nous-même, plus encore que ces prédécesseurs. C’est aussi le premier budget décent de son réalisateur pour la saga : à titre de comparaison, La Nuit… a coûté 110 000 $, là où le budget du dernier film s’élève à 17 millions.
Ce luxe budgétaire permet Romero de voir les choses en grand, avec un scénario plus construit, plus complexe que ses prédécesseurs, dans des décors plus élaborés. Là où les autres films de la série tiraient leur force d’un minimalisme scénaristique et artistique percutant, Le Territoire… se paye le luxe d’une véritable intrigue, au-delà du perpétuel conflit vivants/morts. Dans un futur indéterminé, Fiddler’s Green est une tour luxueuse, qui abrite une élite richissime, sous la férule de son leader Kaufman. Celui-ci est parvenu à isoler du monde infesté de morts vivants un territoire qu’il protège grâce aux soins d’une milice. Autour, séparé des créatures par un bras de fleuve, survit une humanité pauvre, employée comme petite main par Kaufman. C’est parmi cette cour des miracles que sont recrutés les membres des commandos qui organisent des raids dans les villes tenues par les morts. Alors que l’un des mercenaires, mécontent du mépris que lui témoigne Kaufman, décide de dérober le camion surarmé dont se servent les commandos pour menacer Fiddler’s Green d’une pluie de feu, l’un des morts, cousin de Bub du film précédent et plus éveillé que les autres, décide de mener la horde des morts vers la cité insulaire.
Plus à l’aise financièrement que dans ses autres films, Romero ne se laisse pas cependant aller à la folie des grandeurs : il place son film sous le signe d’un retour aux recettes traditionnelles de la série B solide des années 1980. Cette efficacité formelle, fidélité aux recettes d’un cinéma populaire et presque pop-corn, n’empêche pas le film d’être empreint de la fibre politique de ses prédécesseurs, bien au contraire. Le film possède la même hargne, rendue plus agressive encore par l’actualité du propos.
Le scénario fonctionne selon un principe de balance : tandis que les morts gagnent rapidement une clarté d’esprit relative, mais suffisamment présente pour leur permettre des démonstrations de fraternité et de désir de revanche, les humains plongent toujours plus profondément dans les travers matérialistes dénoncés dans la saga. Certains parmi eux finissent même par rejoindre le camp des monstres, dégénérescence évidente, mais le plus immonde d’entre eux reste Kaufman, tyran méprisant et d’un cynisme abominable qui le place d’emblée parmi les plus inhumains. Tandis que les humains se terrent derrière les murs de Fiddler’s Green, et oublient leur angoisse dans les plaisirs matérialistes de ce paquebot de luxe, version tour, les morts sont quant à eux la cible d’une agressivité qui n’est plus motivée par la peur, mais bien par la haine. Hypnotisés par les feux d’artifice, ils ne sont plus en effet capable du moindre mouvement, et servent de cible vivante aux commandos dans une débauche de violence gratuite. Ils sont dès le départ considérés en tant que victimes, et non plus agresseurs, et la marche vengeresse qu’ils entament sous la direction de Big Daddy (le « chef » des morts) s’acquiert la sympathie du réalisateur, et de ses spectateurs. Finalement, l’équilibre toujours plus ténu maintenu entre l’identification du public aux vivants et celle aux morts penche en faveur des monstres.
Engoncée dans un luxe obscène par lequel elle se voile le regard, occultant un monde extérieur qu’elle opprime, exploite et redoute en même temps, la ville apparaît comme la jumelle métaphorique de l’Occident, et surtout des États-Unis dans le monde post-11-Septembre. Comment ne pas penser à l’assaut sur Bagdad, lorsque les miliciens du pouvoir débarquent dans les villes hostiles, où chacun peut être un agresseur potentiel, cachant leur terreur d’un milieu hostile derrière des armes ultra-perfectionnées ? Ou encore, lorsque Dennis Hopper lâche avec une morgue inimitable « on ne négocie pas avec les terroristes !», citation exacte du cow-boy de la Maison Blanche ?
Le même Dennis Hopper, qui joue selon ses propres termes un clone de Donald Rumsfeld, lance « vous n’avez aucun droit !», en voyant sa précieuse ville-bunker tomber aux mains des morts. Plus que jamais Cassandre d’un monde en décrépitude, Romero brandit avec audace face à l’Occident le constat de son comportement hégémonique et méprisant, hérité d’une mentalité colonialiste. Il choisit finalement de placer son espoir dans les morts. Non qu’ils offrent une société plus viable : mais à défaut, ils sont préférables, dans leur esprit de corps presque fraternel, aux vivants pétris de fierté et de convoitise. Et la fin du film renvoie dos à dos morts et vivants. Une fois Fiddler’s Green tombée, quelques vivants choisissent de rester, d’autres – les « héros » – de partir pour le Nord, où, espèrent-ils, « il n’y a personne » – sous-entendu : ni morts, ni vivants. Les morts sont parvenus à leurs fins, et tiennent la ville. Riley, le chef des mercenaires, qui choisit de chercher la solitude, pourrait détruire la ville, y enterrant les morts et les derniers vivants. Il y renonce : « ils cherchent seulement un endroit où vivre…»
Apparemment facile d’accès, Le Territoire des morts n’en est que plus audacieux, plus efficace. Le message politique n’en est que plus fortement perceptible, mais la critique évidente révèle aussi une approche plus fine : si la peur du monstre traditionnellement présentée dans la saga devient obsolète avec ce film, c’est une nouvelle peur qui sous-tend tout le film. Selon Le Monde du 10 août 2005, « l’Occident a peur et le film de George Romero est sans doute l’incarnation cinématographique la plus crédible de cet état de fait. » Assumant son statut désormais pleinement reconnu de cinéaste à message politique, Romero double son analyse « de gauche » d’une réflexion plus objective de la nouvelle peur occidentale, celle de voir s’écrouler les protections illusoires procurées par la puissance politique et financière.
Romero le dit, en quatre films : le monstre, dont nous avons tellement peur, c’est nous, nos habitudes, nos compromis moraux, notre impuissance à nous remettre en question. Le mort-vivant de ses films, c’est ce qui, en nous, nous effraye tellement que peut-être, un jour de lucidité, nous pourrions essayer d’y remédier. « Stay scared » lance, en anglais dans le texte, Romero sur l’affiche de son dernier film. Et nous ferions bien de suivre son conseil.