En 1973, George A. Romero accepte de réaliser une commande pour une association luthérienne visant à sensibiliser l’opinion sur la maltraitance des personnes âgées aux États-Unis. Face au traitement politique et terriblement pessimiste du sujet, les commanditaires refusent toutefois de diffuser le film. Il faut dire que The Amusement Park sidère, tant il mêle la fougue des premiers essais du réalisateur de La Nuit des Morts-Vivants aux grandes obsessions qui se développent dans ses productions suivantes. Dense et protéiforme, le film parvient à synthétiser cette idée récurrente chez Romero que dans un film d’horreur, rien n’est plus terrifiant que le réel.
Home sweet home
La nature même du projet fait de ce The Amusement Park un objet hybride passionnant, dès sa séquence d’ouverture. L’acteur principal, qui s’est adressé au spectateur face-caméra afin de lui annoncer le contenu du programme et l’intention qui en est à l’origine, se retrouve soudainement confronté à une version sénile de lui-même. À la suite de cette séquence aux accents fantastiques, il franchit alors une porte qui le mène dans les décors réels du parc en une journée ensoleillée, désormais filmés dans un dispositif quasi-documentaire. Ce changement permanent de registres se prolonge tout au long du récit : du décrochage onirique au burlesque chaplinien, le cinéaste ne s’interdit rien, poursuivant sa démarche de rupture des frontières cinématographiques entamée alors qu’il s’inspirait des reportages sur la guerre du Vietnam pour filmer sa Nuit des Morts-Vivants. Mais il ne s’agirait pas pour autant de réduire The Amusement Park à un film à sketchs, tant certaines idées de mise en scène traversent le film dans son ensemble, comme cette foule balayant inlassablement le cadre qui masque le protagoniste et entrave systématiquement ses mouvements. Ce parasitage de l’image se révèle source d’une puissante sensation d’oppression au cœur de l’« horreur sociale » chère au cinéaste.
« See you in the park »
S’il est une thématique récurrente chez George A. Romero, c’est bien la transformation du foyer américain en enfer . Filmées autant que possible en décors réels, les toiles de fond que le cinéaste déploie dans la première moitié de sa carrière illustrent les poncifs de l’American way of life, telles la maison de campagne proprette de La Nuit des Morts-vivants ou la petite ville paisible de The Crazies. The Amusement Park ne déroge pas à cette règle, mais il marque surtout une avancée significative en direction de la grande idée que Romero rendra littérale avec son Zombie : l’enfer se niche plus qu’ailleurs dans ces nouveaux lieux maudits dont l’organisation est entièrement dictée par les logiques de la consommation de masse (le centre commercial, le parc d’attraction). Incapable de supporter la frénésie qui semble guider les visiteurs du parc, le personnage principal se retrouve peu à peu poussé à la marge et ne se rend compte que trop tard de sa nouvelle position au sein du groupe : celle de simple bête de foire condamnée à se cacher pour survivre afin de ne pas être « dévorée » par le système. On le comprend à ce stade, le parc sert avant tout d’allégorie, et George A. Romero ne s’embarrasse pas de justification quant au fonctionnement de l’univers mis en place. Tout sert ici à révéler les mécaniques éprouvées par l’expérience d’une personne en situation d’exclusion. Cette idée d’une révélation par un changement de point de vue est d’ailleurs brillamment mise en scène via une séquence de divination au cours de laquelle deux jeunes gens vont découvrir leur futur, non pas en y restant extérieur, mais en vivant au quotidien leur exclusion une fois leur statut de personnes âgées entériné.
Par cette approche autant que par son brassage des genres cinématographiques, le film n’est ainsi pas sans rappeler ce que pouvait produire Peter Watkins à la même époque. Dans Punishment Park (1970), le réalisateur britannique imaginait qu’une épreuve télévisuelle pouvait servir de sanction à l’encontre des militants pacifistes opposés à la guerre du Vietnam – de sorte qu’il mettait lui aussi en scène la création d’un spectacle du contrôle social, désormais vendu comme un vulgaire bien de consommation. Pour répondre au nouveau danger de la « monoforme » audiovisuelle (le mot est de Watkins lui-même), il s’agirait ainsi de produire un cinéma de lutte populaire et libre, émancipé des injonctions formalistes des investisseurs autant que des logiques de la grande consommation. On peut sans hésitation attribuer à George A. Romero des intentions similaires pour ce The Amusement Park, pièce essentielle dans sa filmographie en cela qu’elle révèle une pensée politique radicale jamais démentie au fil des décennies.