Donner à voir les premiers films – ceux qui précèdent, à une exception près, le formidable Récréations (1992) – de Claire Simon est déjà une bonne idée. Les intégrer à une problématique technique, qui est aussi historique et esthétique, c’est encore mieux. À cette occasion, nous avons aussi rencontré la cinéaste pour un entretien.
Cette édition (« Les Collections particulières » de Documentaire sur Grand Écran) donne accès à la naissance d’une cinéaste, qui prend place précisément aux Ateliers Varan, l’un des nombreux lieux de l’immense essaimage rouchien (avec Jacques d’Arthuys en l’occurrence). Cette structure originale fut créée en 1981 sous les auspices d’une pédagogie par la pratique, au croisement d’un cinéma direct et d’une caméra participative. En ce sens, Moi non ou l’argent de Patricia (1981) dessine certaines lignes de force de la filmographie de Claire Simon. On songe notamment à cette idée d’une mise en scène en direct, intuitive et réactive – la cinéaste ne passant pas par une phase d’écriture pour ses premiers films. Aussi, le fait que le réel fait au moins autant l’expérience du film que le contraire, et que, surtout, ces entités sont inséparables. Il advient aussi que l’énonciation de Claire Simon semble très vite en place, une voix – reconnaissable entre toutes – venue de derrière une caméra qui éprouve autant qu’elle éprouve le corps d’une filmeuse en action, en mouvement, à la fois très concentrée sur son outil et totalement disponible à ce(ux) qui l’environne(nt).
Aussi, ce premier film est-il marqué « historiquement », particulièrement par les derniers feux de la période militante du cinéma – qui culmine dans les années 1970. Moi non ou l’argent de Patricia est d’abord résolument féministe, questionnant notamment le rapport entre corps et argent. La réflexivité du « film en train de se faire » tourne à plein régime, le générique est tapé « en direct » à la machine par le personnage du film, elle-même secrétaire aux Ateliers Varan et amie d’enfance de Claire Simon. Perpétuellement interrogé, le film se définit comme un espace partagé qui se discute, se négocie. Patricia est Patricia, tout en faisant parfois le son. L’acte de déconstruction atteint ainsi toutes les composantes du métrage, aussi bien devant — qu’est-ce qu’être filmé ? – que derrière la caméra – qu’est-ce que filmer ?
Mon cher Simon (1982) se focalise sur un être procédant à une autre déconstruction, de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « valeur travail », qui ne doit pas constituer selon lui un mal nécessaire, mais une nécessité qu’il ne parvient pas à saisir. Plus qu’en creux, l’argent se trouve aussi au cœur de ce second film. Cet état de fait conduit Simon à écumer oisivement son village perdu du Haut-Var en « dandy-gratteur » lunaire, attachant et irritant. Comme Moi non ou l’argent de Patricia et Histoire de Marie (1993), Mon cher Simon a l’intitulé d’une personne, ce qui fait figure de profession de foi – cinématographique s’entend : le réel constitue un formidable réservoir d’histoires et de personnages, à condition de bien vouloir se baisser et de lui faire confiance. Se dire par exemple qu’il y a du cinéma en la personne de Marie, une employée de maison un brin obsessionnelle qui, dans une cave, confond son ombre avec des squatteurs, dont un terrible barbu. Un fait divers qui n’a pas eu lieu, une folie douce, des regards caméra intenses, un irréfutable plaisir d’être en représentation ; le moins que la cinéma pouvait offrir à Marie, c’était bien de donner une forme – fictionnelle – à ce barbu imaginaire.
Alors que Mon cher Simon débute à la façon d’une correspondance (la voix de Claire Simon en lit l’amorce en guise de générique), la fameuse caméra-stylo d’Alexandre Astruc hante les différents films. Pour ceux tournés en super‑8, la légèreté de l’outil que l’on porte et emporte permet une souplesse et une adaptation de tous les instants afin de procéder à cette « écriture du réel » subjective qu’est le documentaire. On ne note pas de grands chamboulements dans le filmage après l’adoption du format vidéo (sinon de pouvoir tourner davantage) dans Les Patients (1989) puis Histoire de Marie. C’est le tournage en 35mm de Scènes de ménage (1991) qui représente la réelle césure esthétique au sein de ce coffret DVD. Pour saisir la mécanique de gestes domestiques accompagnés d’une pensée vagabonde et introspective, la caméra se trouve le plus souvent sur pied, les plans sont plus rapprochés, des travellings au cordeau s’insèrent et le découpage témoigne d’une écriture adaptée au projet ainsi qu’à l’outil. Ancré dans une réalité prosaïque – trajet en bus, banlieue sans âme et appartement fonctionnel –, il s’agit aussi de la première « percée hybride » de Claire Simon qui plonge ici un corps fictionnel, celui de Miou-Miou. Dans un subtil équilibre entre incarnation et détachement, la comédienne fait merveille pour mettre en tension l’étrange banalité (la musique de John Cage y fait aussi beaucoup), les conflits – le jeu intériorité-extériorité fonctionne à plein – qui habitent cette femme au foyer, tout en bonifiant l’humour assez dévastateur qui traverse cette série de dix fois cinq minutes réalisée pour la télévision.
Si le mouvement réflexif qui opère dans Moi non ou l’argent de Patricia tend à s’estomper, on ressent toujours une très grande ouverture des films au domaine du possible. Ceci frappe particulièrement avec Une journée de vacances (1983), qui débute par des plans dans un train qui font songer à ceux de 800 km de différence (2001). Trajet identique : Paris-Côté d’Azur. Une « histoire » de famille aussi ; la caméra se fixe d’abord sur un père infirme et place les regards face à une terrible maigreur causée par la sclérose en plaques. Quelle est l’histoire d’Une journée de vacances ? Celle d’une fille qui regarde son père ou d’un père qui regarde sa fille – on pourrait d’ailleurs considérer dans certains plans troublants qu’il la prend à témoin. Il y a de cela, mais il s’agit surtout de l’histoire d’une incertitude de film, d’une navigation entre elle, lui, Henri, le garde-malade d’origine malgache, ainsi qu’un lieu. L’histoire du film, on ne la saisit vraiment qu’à la fin, ce fut aussi sans doute le cas pour Claire Simon. Elle tient dans une volonté de capter un corps digne, vacant, même brièvement, du mal terrible qui le possède et le ronge.
Par son titre, Les Patients contient également une polysémie. La patience, ce bon docteur en a indubitablement le don, en creux de quoi se dessine le tableau d’une vieillesse confinée et dépressive, dans un entre-deux, en attente. On suit donc un médecin à l’allure impeccable du respectable bourgeois de province. Son verbe est sûr, vif et taquin, la voix onctueuse renvoie à celle de Paul Meurisse. Pour ce prototype du praticien humaniste, cultivé et dévoué, il s’agit de la tournée des adieux, son dernier mois avant la retraite. Calée dans son sillage, Claire Simon capte un mouvement perpétuel dont on croit qu’il fait tenir debout cet homme parvenu à l’âge de 65 ans. Les Patients conduit vers un terme connu qui n’en reste pas moins poignant. Une vieille cliente offre au docteur le fruit défendu – une pomme un peu rabougrie se révélant néanmoins délicieuse –, dans un geste s’apparentant à une déclaration d’amour aussi timide que franche.
Dans l’interview vidéo qui figure en supplément, la cinéaste donne une très belle définition du documentaire, une forme d’expression où il s’agit d’aller chercher les « histoires », la fiction, alors que la proposition s’inverse en situation fictionnelle. Plus globalement, le plaisir ressenti par Claire Simon de donner naissance à de délicieux personnages de cinéma – et de faire émerger leur complexité – saute aux yeux, tout comme celui d’être en leur compagnie – jamais dans une position surplombante –, de faire le film à leur côté, avec eux.