Avec la sortie du DVD consacré aux premiers films de la cinéaste, l’occasion était belle de revenir sur sa trajectoire. S’entretenir avec Claire Simon, c’est en venir très vite au questionnement du geste cinématographique et de l’engagement du corps de la filmeuse.
Ce sont évidemment des films fondateurs pour votre parcours de cinéaste, mais est-ce que ce sont des films que aviez encore bien à l’esprit avant d’éventuellement les revoir pour l’édition DVD ?
Non. N’aimant pas tellement revoir mes films, j’ai un rapport forcément compliqué avec chacun d’eux. Il arrive que quelques années après, on puisse comprendre ou voir ce film comme pour la première fois. Avec ce DVD, ça a été le cas avec Scènes de ménage, pour lequel j’ai été très surprise que des choses passent malgré moi. Notamment cette idée qu’il s’agit d’une femme mariée qui ne travaille pas, alors que dans mon idée de départ, il s’agissait d’instants d’une femme moderne, « normale », c’est pour cette raison que j’avais choisi Miou-Miou qui incarne plutôt cela. J’ai été rattrapée par un inconscient incroyable, comme si le modèle de la femme au foyer avait pris possession du film. C’est très bizarre…
Puisqu’il s’agit d’un DVD rétrospectif, d’un cheminement depuis les origines, pouvez-vous décrire votre parcours avant d’arriver aux Ateliers Varan ?
J’avais fait un court-métrage de fiction en 16mm, autoproduit, puis un autre avec le GREC, dans une veine très expérimentale. J’étais monteuse en même temps. L’arrivée aux Ateliers Varan m’a énormément libérée dans l’autorisation que je me donnais pour filmer. Ma grande surprise étant qu’en appuyant sur la gâchette record de la caméra super-8, une fois la pellicule développée et projetée, ça faisait une image, du cinéma. Ce qui m’a beaucoup réconfortée et encouragée.
Et la rencontre avec ce lieu ? Pouvez-vous décrire la pédagogie et l’atmosphère ?
Jean-Noël Cristiani avait vu mon film réalisé avec le GREC, et l’avait beaucoup aimé. Il restait une place gratuite à Varan pour un stage et elle a été pour moi. Le coût était assez élevé et je ne me voyais pas payer. Aux Ateliers, j’ai eu le sentiment que toute la pression des « professionnels de la profession », que je connaissais par mon travail de monteuse, sautait complètement. Étant complètement fanatique de Jean Rouch, de la liberté de son cinéma, je me demandais pourquoi je n’avais pas compris ça avant. Il s’agissait donc de cette liberté pour nous, et une liberté pour ceux qui venaient apprendre le cinéma en même temps que l’indépendance de leur pays [les Ateliers Varan accueillant beaucoup d’apprentis cinéastes étrangers, notamment africains et d’Amérique latine]. L’aspect cosmopolite s’avérait évidemment décisif, avec une variété de regards sur le monde, à égalité. Pédagogiquement, l’idée était de filmer tout de suite, sous forme d’exercices. Tout se faisait collectivement, pas tant les films que le visionnage des rushes. Ce rituel du regard des autres sur ce qui a été filmé était vraiment important et fertile. Puis on voyait beaucoup de films, y compris de fiction. Même s’il y avait des personnes véritablement anti-fictions ; c’est pour cette raison que dans le Moi non ou l’argent et Patricia, cette dernière prononce le nom de Méliès, qui était pour certains l’incarnation du diable, le mal incarné.
Dans Moi non ou l’argent et Patricia, on note une influence du documentaire militant des années 1970, une dimension réflexive et de déconstruction du film qui n’est plus aussi forte ensuite…
Pour ce film, c’est lié à la posture, forcément masculine, de maître du cinéaste. Il s’agissait pour moi de la singer, à la fois consciemment et inconsciemment.
Ce qui est frappant, c’est qu’il a beaucoup de certitudes, de nombreux jalons de votre œuvre qui sont en place et que l’on va retrouver par la suite ? Notamment l’idée de mise en scène en direct, de concentration et à la fois de disponibilité. Était-ce intellectualisé ou plus intuitif ?
Je ne sais pas très bien… En tous cas, pour moi, avec la dimension documentaire est arrivée l’idée rouchienne de la transe : filmer constitue un moment extrêmement exaltant dans le sens où la mise en scène se fait effectivement en direct, pensée en même temps que l’acte lui-même. Il s’agit d’une forme d’expérience où l’on met en place les conditions d’une transe, entre guillemets, parce qu’on est nul dans ce domaine comparé à Jean Rouch, mais c’est quand même ça.
S’il fallait trancher, on aurait tendance à dire que c’est le réel qui fait l’expérience du film plutôt que le contraire…
C’est très difficile à dire, mais ce vous dites est juste. Avant tout, ce qu’il faut chercher à garder, surtout en documentaire, c’est de faire ça comme pour la première fois. C’est-à-dire que le monde est « nouveau », qu’il reste totalement à découvrir. L’acter de filmer permet de faire apparaître le monde et le film en fait l’expérience pour la première fois. On trouve ça d’une manière très forte chez Guy Debord.
On ressent aussi une forme de confiance de votre part dans ce que le réel a à offrir, de partir à la rencontre des films et des histoires. Par exemple pour Mon cher Simon, qu’est-ce que faisait penser qu’il y avait un film ?
Lui avant tout ! Puis cette histoire d’argent, l’espace aussi… Je le trouvais un peu inaccessible, mais il s’agissait pour moi d’un personnage très important. Un jeune fils d’émigré très arrogant, poète et clochard céleste, puis drôle surtout. Mon idée générale était l’argent comme méthode de scénario, comme les lieux peuvent l’être pour d’autres.
On peut parler d’une « voix » Claire Simon, elle est très présente, elle émerge de derrière la caméra, est-ce que c’est quelque chose que vous avez travaillé ? Qu’est-ce que représente cette voix pour vous ?
Globalement, à cette époque, on est dans la période des grands maîtres, Godard par exemple, où il y a une voix forte derrière le film. Ensuite, c’est aussi très pragmatique pour ma part, il s’agit du fait de pouvoir parler, au sens de m’exprimer. Me concernant, je pense qu’il s’agit aussi d’une forme d’identification à une femme dessinant le chemin du film, une façon de tenir la barre. Je suis en dehors du film, mais c’est de la mise en scène, de la direction d’acteur.
On note aussi que certains plans reviendront par la suite dans votre filmographie, certains motifs aussi, comme ces respirations consistant à se détourner pour filmer les arbres, que l’on retrouve dans Mimi ou 800 km de différence.
J’ai été avant tout élevée là, à la campagne, ces arbres ont pour moi une réalité forte, il s’agit de mon rapport à ces lieux. C’est comme ça que je regarde, ça n’est pas théorique, mais il y a une forme de sensualité intuitive à l’œuvre. Je ne pourrais pas ne pas le faire, il faut que cette présence – la nature, une lumière – soit là au même titre que les personnes.
Beaucoup de films ne se fixent pas sur un sujet que l’on a tendance à réellement découvrir à la fin. Était-ce aussi le cas pour vous ? Par exemple, Une journée de vacances qui porte sur votre père souffrant d’infirmité produit une impression d’instabilité et de déplacement perpétuels du sujet.
Je l’ai très peu montré, mais je me suis toujours forcée. C’est un film où il y a une distance terrible. Mais ce dont je suis certaine, c’est de pouvoir dire que je sais ce qu’est une journée de vacances ; ce rapport entre celui qui est debout et l’autre assis. Il y a aussi des choses que j’ai pu voir seulement parce que je les ai filmées, notamment au début avec la scène du kiné. Comme j’étais trop près au début, j’ai ensuite essayé de m’éloigner, mais pour moi le film tient dans son titre et je trouve que c’est déjà suffisant.
Le DVD contient une problématique technique qui est aussi historique et esthétique, or on ne note pas une grande césure esthétique dans le passage entre super-8 et vidéo.
Il se trouve qu’en vidéo, je n’ai filmé qu’avec des petites caméras, la V8, première version semi-professionnelle, avant le format HI-8. La différence fondamentale est que pour les films en super-8, je n’avais qu’une heure de rushes environ – pour une durée de film d’environ une demi-heure –, contre 45 heures pour Les Patients, tourné en vidéo. En fait, j’arrache les films à leur inexistence, c’est un peu mon défaut, mais je travaille comme ça. C’est l’idée de quelque chose qu’il faut attraper parce que ça va disparaître, de l’éphémère à fixer. Pour ceux en super-8, j’aurais pu les faire mieux en 16mm ou autre, mais c’était plutôt ça que rien. Ma trajectoire part du super-8, qui est un peu un ersatz de cinéma, vers un autre ersatz, la vidéo, que l’on transforme en un vrai format de cinéma. Pierre Perrault avait une équipe, des moyens, il tournait en pellicule autant qu’il voulait. Moi, je n’avais rien, mais je pouvais jouer à Pierre Perrault toute seule, et « en jouant à », ça m’a permis de m’affirmer, par exemple de filmer mon père sur une journée et de l’arracher au néant. Je l’ai ensuite beaucoup filmé en vidéo, mais Une journée de vacances part de la volonté d’un tableau brutal, alors que Les Patients a été pensé autrement, un processus inscrit dans une durée, plus comme un « vrai » film.
Dans toutes ses composantes, Scènes de ménage, tourné en 35mm pour la télévision, diffère complètement. Comment avez-vous envisagé ce projet ? De quelle façon s’est-il mis en place ?
J’ai commencé par écrire les textes, des sortes de vœux de films. Je trouvais ça amusant. Après, il s’agit de la dernière fois où je n’ai pas filmé moi-même. Mais ça n’était pas ma première expérience d’un plateau de cinéma puisque j’avais tourné un court-métrage, La Police. Mais Scènes de ménage fut un tournage plus lourd et long ; entre l’idée que j’avais au départ et le résultat, je ne m’y suis pas vraiment retrouvée. C’est ce qui m’a décidé à tout faire moi-même ensuite.
À la différence d’aujourd’hui, cette idée de lancer un corps fictionnel dans un ancrage très prosaïque n’était pas courant à l’époque.
Pas assez prosaïque à mes yeux, je voulais que ça ressemble à la RDA… Mais oui, cette idée était singulière. C’est parti de la question de savoir comment j’allais me faire produire. J’avais eu un prix Canal + avec La Police qui me permettait de leur proposer un autre projet. Comme ils faisaient des courts, j’ai eu cette idée en partant vraiment des textes qui sont dans la jouissance narcissique de se raconter des histoires : le fait de tuer, de se suicider, de tromper son mari. Miou-Miou n’avait jamais fait de télévision et aimait beaucoup les textes. Sur le tournage, j’ai compris que ça n’était pas moi, qu’il s’agissait de son corps et non du mien. J’avais tous les gestes en tête, et ça n’était pas ça… Ce qui a été compliqué pour moi, mais il m’a bien fallu l’admettre. En plus Miou-Miou a été élevée dans une famille très modeste et était championne en ménage, elle connaissait tout et trouvait que j’étais vraiment nulle. Elle était à la fois contente d’être seule et un peu perdue. Au final, je trouve qu’il y a quelque chose d’un peu guindé dans le film et ça n’était pas ce à quoi j’aspirais. Tout était extrêmement écrit, le découpage, chaque cadre, chaque lumière. Autant dire que j’ai renoncé à tout ça. Avec la voix-off, il y avait l’idée qu’une chose très prosaïque peut être porteuse d’un acte fort. J’ai tourné Recréations en montant Scènes de ménages, et j’ai compris qu’Alexandre [l’un des personnages, très marquant, de Récréations], dans sa tranchée avec ses bâtons, c’est comme un fermier dans un western qui défend son ranch. Il faut comprendre que nettoyer le four, ça peut être comme tuer quelqu’un. Tout ça pour dire qu’on peut transposer, incarner une histoire, se raconter, c’est vraiment possible.
Quelle était la vie de ces films ? Est-ce que Les Patients est sorti en salle ?
Ils ont été peu vus. Les super-8 ont été montrés aux Ateliers Varan, et je me souviens que Mon cher Simon a été présenté par Marcel Hanoun à Cannes… Plus récemment, ils ont été projetés en festival dans des rétrospectives. Les Patients a bien marché, il a eu un prix au Cinéma du Réel, mais il n’est pas sorti en salles. Par contre, il est passé plusieurs fois à la télévision, avec beaucoup de presse et un certain écho.
Ces films sont aussi des moments de l’histoire du cinéma, est-ce que vous voyez aujourd’hui cette souplesse et cette spontanéité avec un peu de nostalgie ?
Je n’ai aucune nostalgie, c’est un trajet et l’on ne revient pas en arrière. Le seul film que j’aimerais toujours refaire est Récréations, pour le tourner en 35mm. J’ai vraiment revu Les Patients en posant les sous-titres étrangers pour le DVD, j’ai beaucoup aimé la langue qui est absolument magnifique. Il y a des dialogues fabuleux, par exemple quand le médecin parle au téléphone avec la femme suicidaire. Si j’ai de la nostalgie, ce serait celle liée à cette langue incroyable, parce qu’elle est perdue. C’est du théâtre ! Ils se jouent des mots et de leur propre vie entre eux, avec un plaisir évident, un goût de la création de tous les instants. Ce qui renvoie à comment on met en scène sa propre culture, comment on s’inscrit dans une langue commune.
Puisque votre projet actuel se déroule Gare du Nord, avec l’idée que le monde s’y trouve, quelle serait ici cette langue ?
La Gare du Nord est complètement babélienne. Il y a plein de langues, étrangères évidemment, mais il s’agit avant tout de transformations, tout le monde s’essaie, ce qui est très beau. C’est évidemment beaucoup moins assuré que dans Les Patients où les gens jouissent pleinement de la possession de leur langage ; Gare du Nord, on est dans l’invention d’une langue qui ne s’est pas encore fixée. Mais, par exemple, le rapport des Africains avec la langue des anciens colonisateurs s’avère parfois extraordinaire. Ce que je tente de garder, c’est de me mettre en situation de capter comment les gens se racontent, et avec quelles images ils le font.