Il suffit de revenir un instant sur l’ouverture de Rio Grande pour saisir le mouvement éminemment fordien que suivra son écriture. Des plans fixes se succèdent, chaque rupture étant amenée par l’événement-avènement d’une ligne nouvelle :
A. La ligne du fleuve. Le fleuve divise l’espace en deux rives : d’un côté, de hauts mesas ; de l’autre, une rive plate, au niveau même du fleuve. Plus encore, il subordonne l’intégralité du paysage à son horizontalité, si bien que même les hauteurs (celles des mesas) se donnent à voir moins dans leur prétendue verticalité différentielle que dans leur étendue horizontale, dans l’ombre couchée de leurs reliefs. L’espace du paysage est moins seulement structuré linéairement que subordonné à l’apparaître d’une seule ligne qui, surgissant à partir d’elle-même – et le fleuve est par excellence ce sur quoi nul ne peut réellement avoir de prise, ce qui se donne comme auto-mouvement perpétuel –, définit ses alentours.
B. La ligne de la cavalerie. La cavalerie surgit du bas du cadre, comme pure verticalité dont l’horizon premier serait de venir briser le règne de l’horizontalité – c’est-à-dire aussi : comme énergies ou corps actifs venus agiter le repos de ce qu’ils conçoivent à tort comme de l’inanimé. Le corps, chez Ford, intervient toujours, en tant que possible puissance perturbatrice, après la position liminaire de la ligne.
C. La ligne d’arrêt. Une fois arrivés sur les berges du fleuve, les cavaliers marquent un arrêt symbolique, qui immédiatement détruit la visée verticale. Cet arrêt est triplement significatif : d’abord, il est le temps de la mesure de l’effort imposé par le fleuve, dans sa puissance désormais aperçue ; ensuite, il marque dans son seul agencement spatial la soumission au régime linéaire de l’horizontal, dans la mesure où les personnages changent l’agencement de leur ligne en calquant leurs positions sur le tracé du fleuve ; enfin, le fait même qu’il soit un arrêt consacre l’avènement momentané du régime du repos, initialement combattu. D’où un mouvement C’ : l’achèvement de la brisure de la verticalité dans le franchissement du fleuve, dont les remous éloignent les cavaliers et fracturent la ligne première en entités dispersées prises dans le flux victorieux de l’horizontal.
D. La doublure de la ligne du fleuve. Une fois la verticalité détruite, l’horizontalité peut de nouveau se constituer un espace à sa mesure, en contraignant de nouveau les cavaliers à l’arrêt, mais surtout en leur réservant une parcelle qui recouvre le strict parallèle du cours du fleuve. C’est le moment où les chevaux s’abreuvent : de fait, l’on ne peut tout à fait se passer du fleuve.
Récapitulons : la ligne n’est nullement représentationnelle, au sens où capter un espace reviendrait toujours et seulement, par la force des choses, à déterminer la position de contours localisables. Loin d’être inerte, et en tant que telle objectivable comme pourraient l’être les traits d’un paysage aperçus extérieurement, elle s’offre au regard comme une structure, dotée d’une puissance spécifique qui l’apparente à une force élémentaire. Bref, la ligne est un phénomène dynamique qui fait l’objet, chez les corps qui la rencontrent, d’une expérience pathique, c’est-à-dire inscrite dans la précédence absolue de toute volonté de l’intégrer dans une connaissance ou dans un réseau signifiant. Elle ne saurait être saisie comme un motif stable qui serait enregistré par le film et renvoyé à une simple fonction dans l’agencement de la représentation.
Il faut donc établir une distinction entre le fleuve objectif (le fleuve comme fleuve, filmé comme tel) et le fleuve comme ligne, d’où émane toute la puissance de l’horizontal, à même de ré-agencer et d’éprouver tout ce qui l’entoure. La majesté du geste fordien consiste en ceci qu’il parvient à restituer le moment pathique de l’appréhension du fleuve comme ligne dynamique avant son objectivation dans le régime de la représentation. Dans le premier plan, ce n’est nullement à la re-présentation du fleuve que le spectateur assiste, mais à la présence pure, dans son mouvement propre, de l’horizontal tel qu’il apparaît sensiblement. Le fleuve vient seulement après coup, au moment où il devient, dans le récit, l’objet d’une visée intentionnelle émanant de la verticale.
En ce lieu même, c’est toute une lecture du classicisme fordien qui se trouve contredite. Il serait en effet aisé, face à la profusion des lignes, de conclure à la construction d’un espace systémique, rationnel et statique, prioritairement pensé pour le déploiement démesuré de l’action humaine. Autrement dit encore, l’espace fordien serait pensé avant tout comme l’objectivation du regard américain, lui-même habité par l’esprit de la Frontière, rivé vers la ligne d’horizon comme vers une promesse d’extension infinie. Or acter de la configuration d’un espace pensé depuis le regard de l’homme, essentiellement ouvert à son action conquérante, serait oublier que la ligne résiste, fait l’objet d’une expérience corporelle concrète, et que, comme telle, elle n’est pas immédiatement adaptée à la conquête engagée par les personnages. Dès lors, le spectacle premier de son cinéma peut être compris comme la rencontre problématique des lignes dynamiques structurantes, reçues et éprouvées sensiblement, et des lignes désirées, émanant de regards humains qui croient pouvoir tout rabattre sous leurs aspirations. Le moment tragique fordien est par essence celui de la reconnaissance de l’incompatibilité de ces deux courants, reconnaissance qui ne saurait être réduite à l’opposition destin ou cours de l’histoire / aspirations individuelles, dans la mesure où il s’agit, avant toute considération thématique, d’un combat originaire, élémentaire, entre force linéaires a priori antagonistes.
Rien, par conséquent, ne semble pouvoir échapper à la ligne : c’est dans la séquence qui suit immédiatement, soit celle du retour de la cavalerie après la bataille, que le film va l’exposer plus directement encore. Trois moments s’enchaînent, comme trois conceptions de la ligne qui se complètent l’une l’autre :
A. La ligne-trace. Les cavaliers arrivent. Or cette fois c’est moins la ligne que l’on voit que la trace laissée par la ligne, la poussière levée par les sabots des chevaux. Comme telle, la ligne, en faisant voltiger les micro-particules, s’accomplit comme ligne en ce que toute ligne est une violence faite au point, « la trace du point en mouvement, donc son produit (…) par l’anéantissement de l’immobilité suprême du point ». En offrant le spectacle conjoint de la ligne et de la trace de la ligne, Ford redouble l’effectivité de la ligne, qui est déjà la trace du point (ici assimilé à la poussière mise en mouvement). Deux choses à la fois : la ligne déjà formée et la ligne en train de se faire, la forme en formation, les points agités par la ligne.
B. La ligne apprise. Deux plans montrent très clairement que l’espace est subordonné à la logique toute-puissante de la ligne : une porte s’ouvre pour laisser place au convoi ; dans le contre-champ, des enfants dévalent un escalier, tracé pour accueillir linéairement le flot de leur survenue. Or le plan suivant vient contrarier cette logique : les enfants, livrés à eux-mêmes et insoumis aux ordres de l’espace linéaire, courent anarchiquement dans les rues. C’est que la ligne, si elle est structurante, est également structurée : en tant que telle, la possibilité, suggérée par les enfants, de tracer un espace non-linéaire suggère que la ligne est le produit d’une interprétation culturelle de l’espace qui aurait ordonné le donné environnemental en un milieu subjectivement vécu comme linéaire. En d’autres termes, le caractère structurant de la ligne ne va pas de soi mais s’apprend, apprentissage rendu possible par un espace lui-même innervé, construit par la logique linéaire. D’où un moment B’ : l’espace est le reflet de la structuration de la communauté (ici, entre les hommes et les femmes, mais également et plus loin entre les corps militaires ou entre les âges).
C. Éthique de la ligne. Il ne faudrait toutefois pas voir la ligne comme une entité omniprésente et univoquement sclérosante, destinée à diviser l’espace et ceux qui l’investissent. C’est que le retour à la cavalerie est un retour lourd des morts tués au combat, si bien que la poussière acquiert dynamiquement une autre signification : la poussière est désormais ce qui vient brouiller les contours, refuser la netteté de la domination linéaire. Autrement dit, il faut savoir, à certains moments, nuancer la puissance de la ligne, et l’ouvrir à une autre manière de se signifier : non plus comme partage, énergie, force, brisure, mais comme délimitation de l’englobant au sein duquel la communauté s’accomplit énergiquement, redisant momentanément son appartenance à un tout. La ligne est la condition même de la communauté, en ce que si elle peut être verticale, hiérarchique, dominante, elle peut également s’offrir en pleine horizontalité, égalisant des êtres à la mesure de la position couchée des morts.
Une fois ces prémisses acceptées, le film peut être compris comme jeu avec les lignes, comme manière toujours recommencée de se situer par rapport à elles : d’un côté, la ligne du régiment et de la règle, de l’injonction d’un père colonel (John Wayne) à son fils (Claude Jarman Jr), qui vient d’entrer dans la garnison comme simple soldat ; de l’autre, l’arrivée de la mère (Maureen O’Hara), le fléchissement des positions (que l’on pense à ce plan magnifique où John Wayne se penche en arrière pour suivre son fils, raidi par les codes militaires, des yeux, ou à celui du fils, plus tard, qui, à la rencontre de sa mère, inclinera légèrement son corps), la reconnaissance subreptice de l’enfant dans l’homme à venir, etc. Si le film tout entier est construit sur cette logique, le couple formé par le père et la mère est probablement le plus parlant. Tous deux, en effet, sont montrés comme impuissants face à la ligne : ainsi de la mère qui, par l’effet d’un fondu enchaîné, redouble son adossement à une poutre par le passage de deux garnisons, ou du père qui, contemplant le fleuve comme un mouvement du destin animé par un acteur étranger, verra, par le même effet, son visage strié par les barreaux en bois d’une palissade.
Or l’amour, apprendront-ils, est un apprentissage du flou, une somme de moments forcément éphémères où se suspend le caractère linéaire de toute chose. Deux plans en attestent merveilleusement : l’un où la droiture feinte de la mère est contredite par un léger détail révélé dans un miroir, où sa main agite frénétiquement sa robe, trahissant son appréhension ; l’autre où la même mère, écoutant une boîte à musique trouvée dans la cantine du père, devient, par l’épuisement du gros plan, réellement floue, pour se fondre immédiatement dans un plan du père en train de fumer. Leur couple devient à cet instant, à cet instant seulement, la rencontre de deux résistances à la ligne. Quelques semaines plus tard – ce sera la dernière scène du film –, la mère, assistant à un ultime défilé militaire, agitera son ombrelle en dessinant des cercles sur son épaule. Elle aura alors trouvé, dans la communauté enfin réunie, une manière de répondre à la ligne qui autrefois l’opposait au père. La ligne, dans Rio Grande, est autant ce qui situe les choses que ce vis-à-vis de quoi l’on se situe.