Avec Le Genou de Claire, avant-dernier des contes moraux, Rohmer nous entraîne dans les Alpes, en vacances, et s’attache à mettre à l’épreuve la fidélité et la véracité des intentions d’un homme proche de la quarantaine. À quelques mois de son mariage, il rencontre une amie écrivain qui le pousse dans un jeu de séduction avec une jeune adolescente, avant de lui-même se mettre à l’épreuve en s’intéressant à la grande sœur de celle-ci : Claire. Complexe, drôle et un brin pervers, Le Genou de Claire fournit à Rohmer une occasion de faire ce que peu de cinéastes arrivent à faire aussi bien que lui : sublimer les jeunes filles et la nature.
Le soi et les autres
Les contes moraux relatent des histoires dans lesquelles les personnages tentent de se convaincre que celle qu’ils croient être l’élue de leur cœur leur fera oublier toutes les autres, et les contentera assez pour ne pas s’aventurer ailleurs. Car plus qu’un faiblesse due à l’attrait des corps, les personnages rohmériens ont un désir de plaire, de sentir qu’ils attirent l’œil des femmes, et ce au détriment d’autres hommes. Lorsque qu’Aurora retrouve par hasard Jérôme, elle ne peut que rester dubitative lorsque celui-ci lui annonce qu’il va se marier. Beau parleur un peu ridicule et lourd, sans toutefois sembler méchant, on ne peut que sentir chez lui que ce désir de se mettre en avant, de parler et de briller, est au fond un besoin d’être en perpétuel mouvement de séduction. En mettant en scène le petit manège avec la jeune Laura, Aurora, qui cherche une expérience qui nourrirait l’écriture d’un roman, désire entre autre vérifier la solidité des affirmations de fidélité absolue de Jérôme. Ce dernier, d’abord réticent, décide de jouer le jeu, afin de lui prouver à elle, et par ailleurs à lui-même, que les autres femmes n’ont plus d’importance, puisqu’il a trouvé l’élue de son cœur.
Si on ne sait trop quoi penser de l’expérience vécue avec la jeune Laura, c’est pourtant Jérôme lui-même qui va initier une autre aventure, en se fixant sur la grande sœur de celle-ci, Claire. Ne la connaissant pas, et n’arrivant pas à échanger autre chose que des banalités lors de brèves conversations assez réjouissantes, tant elles sont sans intérêts, Jérôme dit éprouver pour cette jeune femme une fascination physique, considérant que sa beauté est unique et représente une sorte d’absolu. Ce faisant, il dit se focaliser notamment sur une partie de son anatomie: son genou. Bien sûr, ce discours de la perfection est aussi une excuse, une façon de justifier l’attirance qu’il éprouve pour cette jeune femme. Mais ce qui le dérange, c’est de voir le petit ami de Claire, genre de bellâtre aux muscles apparents, ayant à première vue peu de finesse, d’une sorte de brutalité faussement virile. Pour lui, cet homme n’est qu’une créature vulgaire, indigne de poser ses mains sur une femme qui représente un idéal de perfection physique. Son orgueil cherche à dénigrer cet homme, à se placer au dessus de lui, à se considérer mieux que lui, et plus digne de jouir pleinement de la beauté de cette fille. La façon dont Claire est ébahie par son amoureux, tout en montrant une indifférence quasi totale vis-à-vis de Jérôme, ne peut que blesser son amour-propre. Car ne pas être préféré est une chose, mais voir un individu grossier préféré à soi est autrement plus dur à admettre.
Parmi les six contes moraux, Le Genou de Claire et Ma nuit chez Maud sont les deux seuls films dans lesquels nous ne retrouvons pas en voix off le personnage principal et narrateur. Pourtant, lorsque Aurora pousse Jérôme à rentrer dans un jeu de séduction avec la jeune adolescente, ce dernier est alors tenu de raconter chaque jours les événements qui ont eu lieu, et ainsi d’interpréter ce qui se passe, les intentions de Laura, et ses propres réflexions quant à l’évolution de son rapport aux femmes. Le spectateur est donc dans une posture particulière : il suit ce qui se passe réellement entre le futur marié et la jeune fille, puis en a ensuite, de par l’un des intéressés, un récit, un résumé. Rohmer parvient ainsi à jouer avec le trouble qui existe entre ce qui a eu lieu et la parole qui conte et raconte ces événements. Entre ce qui a eu lieu et la façon dont on le pense et dont on le dit, existe un gouffre.
Le film tend alors vers une sorte de malentendu amer, laissant désemparé un homme qui, malgré la perspective d’un mariage, ne peut s’empêcher d’éprouver le désir de sentir les regards sur lui, de se sentir préféré aux autres hommes. Ce besoin le peine, le fait souffrir, et ne pourra jamais véritablement être comblé. L’image que l’on voudrait voir de soi dans la glace diffère forcément d’une réalité qui met chaque jour à l’épreuve nos intentions les plus profondes. Ces jeux de séduction, qui ne sont au fond que des révélateurs d’amour propre, ne laissent pour celui qui ne peut s’empêcher de s’y adonner qu’un profond sentiment de malaise, une perpétuelle insatisfaction de soi et du monde.
La société dans le paysage
Après La Collectionneuse, Rohmer s’offre une seconde escapade en vacances, loin de la ville, pour se retrouver immergé dans la nature. L’attention que porte le cinéaste au cadre est particulière, puisqu’il ne le laisse pas se deviner derrière l’histoire, mais souhaite véritablement en rendre compte tel un documentariste. Certains mouvements d’appareils et certain plans semblent un temps échapper au récit, faisant de Rohmer un envoyé de Lumière dans cette région des Alpes. À ce titre, plusieurs énumérations de lieux, de noms de monts alentours, s’adressent autant aux interlocuteurs des personnages, qu’au spectateur lui même. Rohmer est un genre d’ethnologue qui ne s’aventure pas dans les coins les plus distants du globe, mais qui porte son attention, et ce avec la même rigueur et dans un même souci d’instruire et de se questionner, sur ce qui se trouve à notre porte. La demeure familiale que Jérôme se doit de vendre, et dont certains murs sont recouverts d’une fresque peinte par un Espagnol au XVIIIe siècle, dénote de la part du cinéaste un intérêt pour le patrimoine propre à la région, un intérêt régionaliste.
Mais la mise en perspective de ce patrimoine n’est évidemment pas uniquement là pour être jolie. Ces traces du passé sont confrontées à des structures et à des symboles de la modernité qui ont totalement bouleversé la paysage. Les cours de tennis, le camping, autant d’emblèmes d’une société en mutation, d’une société qui de par son désir de développer ce que l’on nomme « les loisirs », chamboule totalement des régions entières, destinées à être l’aire de jeu et de repos des différentes classes sociales, qu’elles soient aisées ou non. Pourtant, si de par le camping tout semble indiquer que même les revenus modestes peuvent bénéficier de vacances dans un tel cadre, Rohmer montre que le partage de ces lieux splendides entre les différentes classes sociales ne se fait pas sans heurts. L’altercation avec les campeurs, dans une courte séquence qui pourrait sembler anodine, dénote pourtant bel et bien un mépris de classes existant entre ces vacanciers issus des congés payés et les demeures luxueuses qui parfois constituent le patrimoine familial de la bourgeoisie.
Le jardin des jeunes filles
L’une des plus grandes réussites du film réside dans le personnage de la jeune adolescente, Laura. Toute la partie du récit qui se concentre sur la relation qu’elle tisse avec Jérôme est une pure merveille de fraîcheur, de naturel et de grâce. Les confidences qu’elle fait à cet homme donnent lieu à des scènes magnifiques, drôles et touchantes. L’intérêt porté par Rohmer à cette jeune fille réside avant tout dans ce qu’elle est, car même si le texte doit être su de façon parfaite, le naturel de cette adolescente prime sur son talent d’actrice : le cinéaste se délecte des manières, du ton, de la voix et des mimiques de cette jeune fille. Bien que conversant avec Brialy, celui-ci, lorsque les confidences de Laura s’étirent, n’apparaît pas, ou très peu dans le champs. Peu de champs contre-champs, comme si Rohmer appréhendait de morceler cet espace entièrement dévolu à l’éclat de Laura, et qu‘il craignait de perdre entre deux mots, et alors que l‘autre personnage s‘exprime, une attitude, une expression qui ne se laisse capturer que par les cinéastes patients, laissant vivre leur sujet afin de mieux traquer le plus infime jaillissement. Avec l’aide d’un des plus grands chefs opérateurs de l’histoire du cinéma (Nestor Almendros), Rohmer met en scène des images qui respirent comme rarement. Les cadres précis n’encerclent pourtant jamais les personnages, mais appellent le reste du monde, le tout du monde.
C’est dans ces moments que Rohmer se révèle être le pur disciple de Griffith. Si les histoires compliquées, tortueuses des personnages rohmériens semblent loin de l’univers naïf de Griffith, la légèreté volubile avec laquelle ces deux cinéastes filment les jeunes filles et la nature dénote une parenté indéniable. Finesse des cadres, des attitudes, des poses et des gestes, ainsi qu’un culte porté à la fraîcheur juvénile, font de Rohmer un des cinéastes qui a le plus su déceler chez Griffith ce qui constitue son aspect purement cinématographique, à savoir recréer un univers en filmant tout simplement les lieux et les personnes; une poésie propre au cinéma pour qui sait se concentrer sur le motif, sans toutefois le contraindre, mais bien en le laissant libre. À ce titre, les conversations qu’ont Laura et Jérôme ne servent pas uniquement à ériger deux visions de l’amour – celle d’une adolescente de 15 ans et celle d’un homme s’approchant des quarante ans. Le ton est alors tellement unique qu’il pourrait se passer de tous les enjeux et vivre indépendamment, sans but précis. Il y a quelque-chose, pourrait-on dire, de gratuit dans les confidences de Laura, quelque-chose qui ne construit pas uniquement le discours propre aux contes moraux, mais qui existe pour lui-même, et se détache de l’ensemble en affirmant l’éclat d’un présent cinématographique.