Si L’Antre de la folie ne marque pas exactement le sommet de l’œuvre de John Carpenter, comme on l’a un peu vite affirmé – The Thing (1982) reste indétrônable –, c’est assurément un film passionnant et qui contient parmi les plus belles scènes tournées par le cinéaste. Celui-ci tente beaucoup de choses, pousse son classicisme dans ses derniers retranchements, fait preuve d’une richesse d’inspiration sans pareille et livre à l’arrivée un film bancal mais ouvert, tordu, baroque, et aussi mystérieux que limpide – explicatif, diront certains.
L’Antre de la folie est généralement considéré comme le dernier sursaut d’une période de déclin pour le cinéma de John Carpenter, amorcée avec le douloureux gadin au box-office de Jack Burton dans les griffes du mandarin (1986) – le cinéaste allégera ses budgets et s’en relèvera pourtant avec deux de ses films les plus percutants : Prince des ténèbres (1987) et Invasion Los Angeles (1988) – et gravement accentuée par la suite avec Les Aventures d’un homme invisible (1992). À le revoir aujourd’hui, on se rend compte à quel point le film, daté du milieu des années 1990, agrippe quelque chose de l’esprit de la décennie et, surtout, prend acte d’un certain état des images. C’est, pour le cinéma américain, une phase de doute, de mise à distance et d’ironie. On ne compte plus, à Hollywood, les scénarios paranoïaques et les twists déstabilisants qui remettent en cause les mécanismes du récit. On se rend compte que la sacro-sainte Image, le veau d’or des années 1980, cache un double fond, qu’elle se diffracte en une multitude de reflets insaisissables, qu’elle ment et qu’il faut s’en méfier. C’est la décennie de Snake Eyes, Usual Suspects, et, dans le champ du fantastique, de Freddy sort de la nuit et des X‑Files à la télévision.
Il était assez clair qu’en s’emparant du personnage de John Trent (excellent Sam Neill), agent d’assurance dont la spécialité est de débusquer les arnaques, parangon du non-dupe, du type-à-qui-on-ne-la-fait-pas et parfait mécréant, Carpenter n’allait pas se dérober aux grandes questions du moment. Le scénario lance son héros sur les traces de Sutter Cane, maître du roman horrifique adulé par les foules (LE rival de Stephen King) et inopinément disparu au moment où doit paraître son dernier roman. À mesure que John Trent s’enfonce dans son univers et que des visions d’horreurs issues de ses lectures interfèrent avec sa perception de la réalité, on se dit que Carpenter est bien parti pour « réfléchir » à distance les ressorts de son genre de prédilection, le fantastique. Mais l’ironie qu’exerce ici Carpenter est plus fine et, en définitive, plus pertinente qu’il n’y paraît. Que l’incrédulité de John Trent, qui rationalise les dérèglements horrifiques du réel par une vaste opération de com’ autour de l’écrivain, permette à Carpenter de brocarder les phénomènes de masse, l’emballement médiatique et la littérature de bazar, soit. Mais qu’au contact des monstres, réels ou fantasmés par son héros, le cinéaste réactive et, à terme, réhabilite les mécanismes primitifs de la peur, voilà qui dialectise subtilement l’ironie et la convertit en un geste de croyance. Chez Carpenter, on peut tarder à voir le Mal en face, mais il n’est rien de pire que de se refuser à le reconnaître.
Ce qui frappe, près de vingt ans après, c’est l’ambition démesurée qui agite le film de toutes parts et, loin de le faire sombrer dans le ridicule, lui confère une forme mutante qui rejoint celle de ses créatures. En un peu plus d’une heure et demie, Carpenter croise le fer avec la schizophrénie, l’apocalypse, la création, les grands maîtres de la littérature fantastique (Poe et Lovecraft en tête) et les mécanismes de genre horrifique au cinéma. Pas étonnant que le film ne tienne pas dans ses propres limites et que certains aspects de ce vaste compendium semblent à peine effleurés. Le meilleur reste encore dans la première partie, où Carpenter atteint des sommets dans l’art du glissement progressif, dans cette imperceptible torsion de réel qui signale que, définitivement, quelque chose à changé, que l’air s’épaissit, qu’une menace nous entoure – mais laquelle ? Si l’enjeu du film, comme son titre l’indique, est d’accompagner un héros sombrant dans la folie, la question qui taraude est celle des signes avant-coureurs : quelle est l’origine du mal ? Et c’est justement par sa brillante mise en scène du « passage » que Carpenter parvient à enfouir cette question dans une boucle fascinante, fermée sur elle-même, qui nous dit : la folie était déjà là, partout, larvée dans les moindres recoins du décor, comme la pourriture culturelle du monde contemporain, ce monde d’assureurs et d’entrepreneurs de spectacle, pétri de cynisme et de mercantilisme.
L’argument de la folie provoque un emballement des signes d’une profusion rare chez Carpenter, impulsant à sa narration une véritable torsion baroque. Le malheureux John Trent, qui s’est enquillé d’une traite tous les bouquins de Sutter Cane, assiste au surgissement, dans la réalité, de créatures sorties de ses lectures. L’Antre de la folie est ainsi régulièrement traversé de bribes de récits qui ne lui appartiennent pas, de clichés horrifiques qui prennent vie et se projettent dans l’espace mental du personnage, imperceptiblement substitué à la réalité. On trouve là un motif fécond du fantastique : la force néfaste d’écrits dont la lecture contamine et qui s’apprête à déferler sur le monde – Carpenter, toujours contestataire, relie cela au marché littéraire de l’horreur et à ses phénomènes de masse. Le déferlement d’images qui s’abat sur John Trent et le pousse à la schizophrénie – se projeter lui-même dans un monde auquel il ne croit pas – fraye avec la forme pure, sans limite, sans organisation, d’un amas de chairs bouillonnantes en constante expansion – les visions de monstres qui se multiplient et deviennent de plus en plus délirantes. Que tente donc de retenir l’écrivain Sutter Cane, reclus dans son antre, derrière cette grosse porte boisée qui craque de toutes parts et sort de ses gonds, sinon l’« Innommable », cet absolu de la Forme ? On le voit bien, Carpenter s’affronte ici à des limites figuratives que son néo-classicisme, biberonné aux westerns de John Ford et Howard Hawks, n’est pas en mesure d’absorber.
C’est peut-être la plus grande limite du film que de ne pouvoir accompagner jusqu’au bout sa logique d’emballement et ne pouvoir plonger tête baissée dans sa folie schizoïde. Cela supposerait que Carpenter prenne en charge une abstraction perturbatrice qui mette à mal la limpidité de son style, hérité du récit hollywoodien traditionnel, et lui insuffle l’irrésolu parfois hermétique d’une subjectivité. Ainsi, plus L’Antre de la folie avance, plus son ambition de figurer frontalement l’Innommable, aussi téméraire soit-elle, devient touchante, dans la mesure où Carpenter reste fidèle coûte que coûte à des principes bousculés par son sujet même. Ce film, qui alterne grands moments de mise en scène et excès explicatifs, fait partie de ceux qu’on aime plus qu’on admire.