Enquête sur la sexualité est rythmé par une série de questions-réponses, d’allers et retours incessants entre Pasolini et des dizaines d’Italiens interrogés sur leur rapport à la sexualité – la leur, mais aussi celle des autres. C’est un film où le micro, comme une balle de tennis, traverse le cadre de gauche à droite, au sein de plans étouffés par une multitude de visages perplexes ou rieurs. Le terrain est gigantesque (Pier Paolo Pasolini traverse l’Italie du Nord au Sud) et l’enquête menée à un rythme effréné : il s’agit d’enregistrer une parole quasi continue pour brosser le portrait d’un pays en pleine mutation à l’orée des années 1970.
En jouant sur le décalage entre le sérieux de l’investigation et les contrepoints musicaux qui renforcent sa part iconoclaste, le cinéaste troque les habits du cinéma-vérité pour un spectacle en quatre actes riche en intermèdes et leitmotiv musicaux. Déjà en 1963, Pasolini livrait avec La ricotta un simulacre de représentation sainte, une plongée hilarante dans le tournage d’une version de la Passion du Christ dirigée par Orson Welles. Les icônes aux visages éplorés par la mort du Christ se mêlaient alors aux figures ordinaires d’une famille venue pique-niquer sur le plateau. Le cinéaste retournait son film comme un gant, et faisait littéralement pivoter la caméra vers l’envers du décor, ménageant ainsi une place à la farce dans le royaume du sacré. Dans Enquête sur la sexualité, la caméra ne pivote plus et le grotesque s’est atténué, mais le principe reste au fond le même : le film ne masque pas le processus de sa fabrication (le projet est discuté en introduction, une jeune femme donne son avis sur la tenue des interviews et des plans d’ensemble montrent l’équipe de tournage parmi la foule). PPP ne filme pas seulement les réactions de citoyens à des questions morales ou politiques, il met en scène la circulation tout à fait transparente d’une parole dirigée par ses soins. Il s’inclut dans le cadre, donne à voir la caméra et entame un corps à corps avec la foule interpellée. À force de répétitions et de rebondissements discursifs, les voix s’additionnent moins pour formuler un verdict définitif que pour devenir une véritable assemblée démocratique où prime la multiplicité des opinions. Que ce parlement populaire réponde sincèrement ou qu’il mente, la même empreinte de l’Italie s’esquisse en creux.
Le monde à l’envers
Finalement, la fascination que suscite le film ne tient sans doute pas tant au résultat sociologique de l’enquête menée – bien qu’il ne faille pas minorer leur portée inédite et l’intérêt des débats sur les thèmes du divorce ou de la prostitution, par exemple – qu’à la circulation des représentations qu’elle organise. Pasolini n’adopte pas la seule posture d’un chercheur mu par des velléités scientifiques, mais joue malicieusement l’agent de la discorde, s’amuse de ce qu’il provoque et feint la naïveté. À cette auto-dérision répond la pléthore de rôles qu’endossent tour à tour les figures interrogées. Les réponses du macho réactionnaire se confrontent à celles d’une universitaire dont les vues représentent davantage les évolutions sociétales de l’époque, tandis qu’un ouvrier favorable à un encadrement de la prostitution proteste contre le bon père de famille ; chacun d’eux campe méthodiquement un personnage dont l’existence excède sa seule présence au sein du film. Le documentaire, criblé des impuretés de la fiction, prend alors des airs de comédie de remariage. Mais contrairement à sa version américaine, où l’humour naît du ping-pong incessant des répliques, c’est la farce qui permet en l’occurrence aux langues de se délier.