Cet article a été initialement publié en janvier 2016.
En 1969, avec le tournage de Médée, Pasolini conclut ce qu’on peut considérer comme la seconde trilogie de son œuvre cinématographique. Après les films de la période romaine (Accattone, Mamma Roma, La Ricotta), et avant la « trilogie de la vie » (le Decameron, les Contes de Canterbury et les Mille et Une Nuits), l’ensemble constitué par Œdipe roi, le Carnet de notes pour une Orestie africaine et, enfin, Médée donne forme à une « trilogie antique » jouant un rôle charnière dans l’œuvre du cinéaste italien. Le film vient en effet poser les derniers jalons d’un véritable retour à l’Antiquité pour Pasolini : retour initié en mars 1966, quand ce dernier, victime d’une crise ulcéreuse, ouvre une brève parenthèse théâtrale dans sa carrière en écrivant six tragédies. À ce renouveau d’intérêt vers l’Antiquité s’ajoute un vif attrait pour le tiers-monde. Fuyant une Italie bouleversée par le boom économique, où il perçoit les premières traces de cette « mutation anthropologique » irréversible trouvant son origine dans la fin de la civilisation agricole, l’auteur sillonne le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Inde, dans l’espoir de trouver au sein de ces « ailleurs » géographiques une conception du monde où le sacré ait encore toute sa place. Une telle démarche lui permet de laisser libre cours à la dimension plurielle, polyvalente, versatile de sa créativité. Hybridations et passages se multiplient, de l’écrit au filmique (Théorème, Porcherie), ou encore de la poésie au document (ainsi de la série des « Carnets de notes »). Les œuvres de la trilogie antique exploitent donc pleinement la multiplicité de langages explorés au cours des années précédentes par leur auteur.
La mort du monde archaïque
Médée se situe à l’acmé de cette trajectoire artistique, idéologique et humaine. Le caractère inévitable de la perte d’une vision sacrée de l’existence, au travers de « l’intégration » à la modernité occidentale des cultures ayant su la conserver, rend caduque l’hypothèse qui avait constitué l’espoir secret du poète au cours de la période, à savoir l’idée du Tiers Monde comme véritable force de renouvellement. C’est donc sous le signe d’une maturité paradoxale que l’œuvre se déploie : la pleine maîtrise théorique et plastique forgée au travers des différents tournages s’allie, formant l’un de ces oxymores si caractéristiques du parcours pasolinien, à la douloureuse conscience d’une perte du monde archaïque et de la vision sacrée du réel dont celui-ci était porteur. On ne saurait dès lors trouver dans Médée une quelconque « adaptation » de la tragédie d’Euripide. L’original ressort profondément modifié, tant au niveau de sa structure que de sa signification, par le passage au travers du filtre pasolinien. Avec l’audace qui lui est propre, le cinéaste focalise son attention non point sur l’œuvre mais sur le mythe porté par cette dernière : c’est donc la confrontation entre Orient et Occident qui constitue le socle de Médée, dans la mesure où son auteur exploite avant tout la force emblématique du mythe pour représenter le passage traumatisant d’une civilisation archaïque à une civilisation dominée par le logos rationnel.
La trame originale de la pièce est ainsi élargie, de façon à englober le mythe des Argonautes et l’éducation de Jason par le Centaure Chiron. Cette extension, qui dans le projet initial portait jusqu’à l’abandon de Jason et à son adoption par le Centaure (un autre abandon, donc, après celui qui ouvrait Œdipe roi), donne naissance à une « préface » (Hervé Joubert-Laurencin) où Pasolini pose la thèse, mieux, l’antithèse centrale de l’œuvre, à savoir celle d’une confrontation entre un monde sacralisé et un monde désormais profane. C’est ce qui émerge de l’enseignement du Centaure à Jason : celui-ci, dans l’enfance du héros, est d’abord porteur d’une vision archaïque de la réalité, où les lectures pasoliniennes de Mircea Eliade sur la conception de l’existence dans les sociétés primitives rejoignent la veine poétique de l’auteur. À mesure que Jason passe de l’enfance à l’âge adulte, cette vision s’effrite, laissant place à une approche orpheline de toute spiritualité, dont la somme se tient en ces mots : « Il n’y a aucun dieu.»
Comme en réponse à l’enseignement du Centaure, c’est la monstration de la Colchide archaïque, terre de Médée, qui fait suite à ces paroles. Le spectateur assiste alors à un sacrifice humain, manifestation rituelle consacrée au soleil, et symbolisant la régénération du monde pour cette religion primitive dont Médée est, par son statut de grande prêtresse, l’émanation spirituelle la plus haute. Au monologue du Centaure se substitue le mutisme de la cérémonie, au savoir désabusé, la connaissance instinctive de son propre rôle et des démarches à accomplir qui anime chacun des membres de la communauté. Médée applique et porte à son plus haut point le mécanisme formel si caractéristique des films pasoliniens de la période, « à savoir alterner un épisode muet et méta-historique à un épisode parlé et historique ». L’hermétisme de la scène lui confère alors la forme d’une apparition, que les musiques primitives (chants liturgiques, claquements de mains, cris), se superposant au chant des cigales, renvoient à cette temporalité indécise, figée hors de toute histoire, qui est celle du mythe.
Peindre le mythe
L’œuvre manifeste donc le sacré au travers d’une reconstitution impossible. La caméra, avec les mêmes inflexions légères, hésitantes par moments, que celles des documentaires pasoliniens, semble vouloir avant tout cueillir des fragments visuels. Nous voyons alors les étendues désertiques de la Cappadoce, ses paysages rocheux, les visages distants, incertains de ses habitants, les chèvres couchées sur la terre aride, mais tout cela mêlé à la diversité bariolée des costumes, aux casques en osier tressé ou à corne, aux lances couvertes de colliers, de petits animaux et de coquillages. Après les images presque familières de bergers, ou de femmes en habit noir, la séquence nous emmène dans un ailleurs absolu, prolongé dans la totalité de l’œuvre par le mélange des paysages et des « marqueurs » culturels (scénographie et costumes, pris en charge par le remarquable duo Dante Ferretti-Piero Tosi), tel cette Corinthe où nous retrouvons aussi bien les murailles d’Alep que le Campo Santo pisan.
Seul ancrage, donc, la prégnance d’un paysage oriental cher à Pasolini, où dominent les plaines immenses et désertiques, ainsi que les masses rocheuses qui depuis Matera et l’Etna filmés dans L’Évangile selon Saint Matthieu traversent tout ce segment de la filmographie pasolinienne. Car Médée est un film résolument plastique, contemporain du retour de l’auteur à la peinture, sous l’égide de Maria Callas, dont il fera à plusieurs reprises le portrait. Pareillement à la technique picturale employée dans ce contexte, à savoir un tracé au crayon doublé de couleurs vives, tirées de matières organiques (vin, fruits, nourriture), on retrouve à l’échelle du film une esthétique du raffinement issu de la transformation d’une matière pauvre. L’œuvre, muette pour la plus grande partie, refuse la parole au profit de l’image et de la musique. Tandis que la première manifeste concrètement la réalité, la seconde, composée d’une poignée de musiques et chants liturgiques de diverses provenances (Iran, Bulgarie, Japon, Tibet), rythme le film au gré de ses répétitions : ainsi de ces violents sons de trompettes annonçant l’imminence d’un sacrifice. Et c’est précisément à l’apogée du rite sacrificiel que Médée, emblème de ce monde, nous apparaît, dispersant les cendres et prononçant la prière de la résurrection. À compter de cet instant, elle devient l’absolu protagoniste d’une œuvre dont l’enjeu essentiel est de représenter la portée dramatique de sa « conversion à l’envers », cette perte déchirante du sacré qui fait suite à la rencontre avec Jason.
Dans le rôle d’une femme bouleversée par les changements auxquels elle fait face : Maria Callas, qui confère à son personnage un charisme rare. Fidèle à sa démarche de portraitiste, Pasolini mise moins sur son talent d’actrice que sur l’expressivité naturelle de son apparence. C’est donc avant tout le visage de la chanteuse qui occupe l’écran, dans ce film presque mutique : disposé frontalement, de trois quarts ou de profil, celui-ci maintient un port à la fois solennel et fragile, laissant entrevoir avec pudeur la crise qui ébranle la protagoniste. À ce traitement se superpose l’attention portée aux états de Médée ; une fois privée des certitudes intimes, religieuses, qui transparaissaient initialement dans chacun de ses gestes, celle-ci oscille entre les deux pôles de l’inertie et de l’action forcenée. Tantôt passive, voire tétanisée comme lorsqu’elle entend le chant des femmes annonçant la venue de ce destructeur qui mettra fin au règne de la Colchide, tantôt prête aux gestes les plus extrêmes, c’est elle qui constitue le véritable agent de la version pasolinienne, dérobant de son propre chef la toison qu’elle apporte à Jason, et retrouvant force et lucidité au moment du meurtre de sa progéniture.
Le temps de l’impossible
Le déroulement de Médée fournit à cet égard une illustration explicite de la théorie anti-dialectique pasolinienne (Hervé Joubert-Laurencin). Pour reprendre les vers de son poème Callas écrit au cours du tournage « La thèse et l’antithèse cohabitent avec la synthèse : telle est la véritable trinité de l’homme ni prélogique, ni logique, mais réel. » En somme, comme l’illustre la vision du Centaure par Jason, le passé, bien que devenu incompréhensible et doté d’une « logique » échappant au présent, persiste en son sein, thèse illustrée au niveau formel par une œuvre toute entière placée sous le signe du dédoublement, qui trouve son acmé dans la surprenante répétition de la scène finale (vision « mythique » de la protagoniste, suivie par l’avènement « réaliste » des faits). Sa force menace toutefois de resurgir. De manière inverse au déroulement de L’Orestie, où la transformation des Érinyes en Euménides annonçait la naissance de la polis grecque, Médée voit la ré-émergence de l’irrationnel et de la barbarie en plein cœur du monde civilisé. Mais si la prêtresse retrouve son savoir et sa puissance archaïque par le sacrifice final, elle ne rétablit en rien le monde dont la venue de Jason en Colchide a causé la perte. C’est même le vol de la toison, dont elle se rend responsable, et plus encore, le meurtre de son propre frère, ce sacrifice non requis par les dieux, qui provoquent la rupture définitive, plongeant la communauté dans l’horreur, et confirmant la prophétie des femmes au travail : « Il apportera la fin de notre Règne / et le sang répandu par sa faute / effacera pour toujours le sang consacré à Dieu. »
L’œuvre est donc porteuse d’une ambiguïté frappante, ambiguïté qui trouve dans l’apprentissage de l’anti-héros Jason sa forme la plus douloureuse. Car si les premières minutes du film nous délivrent l’enseignement du Centaure, nous y voyons surtout l’insouciance touchante de ce fils adoptif. La séquence devient alors moins celle d’un apprentissage que celle d’une double confession, où Chiron révèle à l’enfant son statut d’orphelin, avant de nier l’enseignement mythique, désormais désuet, qu’il lui avait transmis (« Peut-être m’as-tu trouvé, en plus de menteur, un peu trop poète »). En Jason coexistent donc l’innocence, la force vitale de la jeunesse, et l’appauvrissement de l’homme moderne. Cette barbarie qui lui est propre l’oppose non seulement à Médée, mais également au motif du « destructeur » si prégnant dans l’œuvre pasolinienne, dans la mesure où, menée par un personnage suprêmement aveugle (comme le témoigne la révélation du Centaure au sujet de l’amour et de la pitié qu’il éprouve sans le savoir pour Médée) elle ne révèle rien par la destruction qu’elle génère.
Si la crise vécue par Pasolini est alors, de manière explicite, celle de la grande prêtresse (dans sa Prière sur Commission, autre poème écrit pendant le tournage du film, le poète reprend ainsi l’appel de Médée à Dieu : « N’est-ce pas le début de ma séparation avec la terre ?»), il est néanmoins possible d’y entrevoir également la figure du Centaure, porteur d’une vérité désormais inutile à son fils d’adoption. Médée nous fournit alors une double image filiale : d’une part, celle d’un enfant devenu adulte mais resté orphelin d’un savoir authentique, et donc d’un enfant perverti. Celle, d’autre part, de deux enfants que leur mère, pour reprendre l’interprétation de Christophe Mileschi, veut sacrifier non pas par seule vengeance, mais pour les soustraire à ce destin. Peut être est-ce au cœur d’une telle image, qui évoque brutalement l’article d’ouverture des Lettres luthériennes, consacré au sentiment de condamnation éprouvé métaphoriquement par Pasolini-père envers la nouvelle génération de « fils », qu’il faut replacer le noyau tragique de l’œuvre. Les derniers mots de Médée sonnent alors comme une prophétie funeste : « Rien n’est plus possible désormais.»