À l’occasion de l’exposition Pasolini Roma que la Cinémathèque française consacre aux relations du cinéaste italien avec la ville de Rome, nous avons rencontré Alain Bergala, l’un des trois commissaires (avec Jordi Balló et Gianni Borgna) de cette manifestation qui a déjà eu lieu à Barcelone et poursuivra son itinérance à Berlin et Rome. L’exposition aborde l’œuvre de Pasolini sous le jour de son rapport à la géographie romaine et mondiale, à la société italienne, aux différentes formes d’art. Entre passé et présent, la scénographie contribue à poser les questions suivantes au visiteur : que reste-il aujourd’hui de la Rome qu’a connue Pasolini dans cette ville qui a connu une mutation radicale ces quarante dernières années ? Que reste-il de Pasolini dans le paysage artistique et intellectuel italien ?
Les grands principes de l’exposition
Alain Bergala : Trois grands principes ont présidé à la scénographie de l’exposition dont il était convenu qu’elle devait être chronologique et linéaire. Le premier est que le parcours dans l’exposition et dans l’œuvre de Pasolini ne se fasse pas à partir de dates, mais à partir de cartes de Rome qui tiennent lieu de cartels. Dans chaque section, une carte d’époque présente l’état de la ville en coïncidence avec la période traitée et permet de localiser les moments importants de la vie de l’artiste. On peut ainsi suivre l’évolution de la ville de Rome qui a été spectaculaire en vingt ans : elle s’est complètement transformée au moment où Pasolini y a vécu.
Le second principe scénographique est qu’au centre de chaque section se trouve un objet énigmatique que le visiteur peut comprendre à l’aide des éléments présents dans chaque section. Dans la première section, le moulage de la statue d’un jeune éphèbe qui ornait une fontaine près du Trastevere, là où Pasolini allait à la rencontre de jeunes hommes à son arrivée à Rome. Dans la section suivante, on trouve la reproduction de la pierre tombale de Gramsci, le modèle de voiture avec lequel il a parcouru l’Italie pour Enquête sur la sexualité (Comizi d’Amore, 1964), la table de montage présente dans le tribunal au cours procès de La Ricotta, un hologramme de centaure que nous avons tourné à Rome et qui renvoie au fait que Pasolini se tourne vers l’Antiquité à une période de sa vie, la machine à écrire avec laquelle il a travaillé sur Pétrole, etc.
Enfin, le dernier principe est que je souhaitais que le spectateur soit plongé dans Rome en entrant dans l’espace d’exposition. J’ai tourné des plans de différents quartiers de Rome aujourd’hui qui sont projetés à l’entrée de chaque section. La faible hauteur du faisceau de projection permet au spectateur de faire partie de ces scènes. Ces murs-écrans sont là eux-aussi pour remplacer les cartels. De façon générale, nous tenions à ce que les textes soient pour l’essentiel de Pasolini lui-même ou tirés de la presse de l’époque, et non des commissaires. Nous avons cherché à écrire le moins possible et à laisser au visiteur la possibilité de comprendre les documents par lui-même. Nous voulions que le résultat relève davantage d’un montage de documents que d’une énonciation de la part des commissaires. Il s’agissait aussi de montrer l’incroyable diversité, jusqu’à la contradiction, d’un artiste qui a fait tout en même temps.
Les visiteurs aient suffisamment d’éléments pour comprendre s’ils le désirent. C’est le cas des regroupements de photogrammes que j’ai effectués à partir de plans tirés de différents films de Pasolini, mais montrant des motifs similaires. Je n’ai pas ajouté d’explication : comprend qui veut.
Raphaëlle Pireyre : C’est très frappant après toutes les vues de jour, de passer, dans la dernière section, à une vue de crépuscule de la plage d’Ostie où est mort Pasolini.
AB : Oui, il s’agit d’une nuit américaine que nous avons filmée après un énorme orage, de manière à rendre visibles les nuages. L’assassinat s’est produit sur le terrain vague qui se situe juste derrière cette plage.
Le cinéma parmi les arts
RP : La première section aborde de nombreux thèmes et semble fonctionner un peu comme un générique de l’exposition. D’autre part, il est frappant que le cinéma y soit très peu présent.
AB : Oui, la religion, les amis, la révélation de sa sexualité, l’histoire de son frère Guido, tué par des communistes titistes dans un guet-apens, le cinéma de Rossellini : tout ces thèmes importants de la vie de Pasolini sont déjà présents ici.
Il est vrai qu’il arrive au cinéma presque par hasard, et relativement tard dans sa vie, lorsqu’il a 39 ans et qu’il est déjà célèbre. Il s’est toujours pensé d’abord comme un poète et un écrivain. En France, on le perçoit davantage comme un cinéaste, mais en Italie, il est connu comme écrivain et polémiste. Nous souhaitions que le premier film montré dans l’exposition soit de lui. Aussi, le premier extrait n’intervient-il qu’au milieu de l’exposition avec la réalisation d’Accattone.
Les films pour lesquels il a collaboré aux scénarios figurent, eux, sous forme d’images fixes. Pasolini est entré dans le cinéma par la petite porte, le plus souvent pour écrire des scènes de dialogues de prostituées ou petits voyous. Après son succès littéraire immédiat, il a très vite été reconnu par ses pairs et intégré au milieu culturel. Les cinéastes lui demandent alors d’intégrer à leurs films le romanesco, cette langue minoritaire qu’il a découverte à travers ses fréquentations et qu’on trouve dans Ragazzi de Vita, alors que ça ne s’était jamais vu dans la littérature italienne.
La peinture est intervenue beaucoup plus tôt dans sa vie. Arrivé à Bologne, il a suivi les cours de Roberto Longhi.
Nicola Brarda : La peinture est d’ailleurs présente dans la section intermédiaire qui réalise le rêve de Pasolini.
AB : En effet dans un poème, Pasolini évoque les tableaux qui figureraient dans sa maison idéale. Il ne réalisera jamais cet espace idéal, mais peut-être n’était-ce pas si important pour lui. Dans le fond, il préférait peut-être les voitures… Nous avons souhaité les rassembler ici dans une section à la tonalité différente du reste de l’espace, que cette salle représente un peu le calme avant la tempête.
Le théâtre, lui, fait irruption plus tard. Contraint à la chambre pendant un mois en raison d’une hémorragie d’ulcère, il écrit d’une traite tout son théâtre, dont Orgie.
NB : Qui sera un échec retentissant…
AB : Il va alors à Turin monter lui-même Orgie avec l’actrice Laura Betti. Mais la jeunesse lui en veut de ses récentes déclarations selon lesquelles, dans les manifestations de mai 68, il se sent plus proche des CRS de condition modeste que des étudiants fils de bourgeois. Il se dit « prêt à toute discussion tous les soirs » à la fin de la pièce. Au-delà de cet échec, il estime que le théâtre n’est pas pour lui, parce qu’il ne peut pas rester enfermé trois semaines sur une scène. Il était évident pour lui qu’après cette expérience, il ne reviendrait jamais au théâtre.
NB : C’est de cette facilité à passer d’une forme artistique à une autre dont parle Citti lorsqu’il écrit que Pasolini « a emprunté différents langages artistiques mais sans jamais s’enraciner ».
AB : Oui, mais cela est même sensible dans son cinéma. Il n’y a pas un style. Entre Accattone, la trilogie de la vie, Théorème, le style évolue aussi avec ce qu’il pense de la société à un moment donné. Lorsqu’il juge que la culture est devenu un objet de consommation, il estime qu’il doit s’exclure de cette logique et bascule dans un langage aristocratique, difficile, celui de Porcherie, Théorème. Son époque brechtienne est finie.
Rome et les voyages
RP : L’exposition montre les différents quartiers de Rome que Pasolini a habités et fréquentés. Il semble que les cartes de chaque section dessinent non seulement une topographie de l’œuvre de Pasolini mais aussi une géographie sociale.
AB : Bien sûr, on voit bien son parcours imaginaire. Par hasard, il rencontre les sous-prolétaires. Il a tendance à pathétiser cette période où il habitait Ponte d’Avolo. Monteverde est un quartier sympathique, normal, où il va s’installer dès qu’il gagnera un peu d’argent avec des scénarios, dans le même immeuble que le père de Bernardo Bertolucci, Attilio.
J’ai filmé la rue d’Accattone qui n’a pas changé, qui est restée une rue populaire. Aucune maison n’a été refaite. En revanche, la population a changé. Un côté de la rue est devenu petit-bourgeois tandis que dans l’autre, les sous-prolétaires italiens ont été remplacés par des Africains et des Asiatiques qui vont toujours chercher l’eau à la fontaine, comme on voit dans le film.
J’ai refait sur certaines scènes les cadres exacts sur les lieux du tournage, ce qui aide à comprendre les choix des cinéastes en s’appuyant ce qu’ils auraient pu faire d’autre. J’ai constaté, dans la séquence de la mort d’Accattone, que tous les cadres sont raccords dans cette scène. Pasolini filme le gazomètre, haut lieu de la culture industrielle de la ville, et la rue Franklin. Puis j’ai constaté qu’il avait changé d’axe pour filmer le corps d’Accattone, ce qui est incohérent du point de vue de la géographie romaine. En fait, il voulait certainement avoir la colline du Testaccio pour que l’on voit le signe de croix, ce qui devait paraître fou pour les Romains qui connaissent bien cet endroit.
NB : Il y a comme une dispersion dans le parcours de Pasolini qui se concentre plus sur la périphérie que sur la ville. Il insiste souvent sur son enfance paysanne. Peut-on dire qu’il va chercher la campagne dans la ville, en s’intéressant aux friches, aux marges, dans ces borgate, terme italien que l’on ne peut pas vraiment traduire par banlieue ?
AB : Oui, de ce point de vue, il agit à l’inverse de Rossellini. Il ne filme jamais aucun monument de Rome. Au lieu du Colisée, il montre une Rome qui n’avait jamais été filmée. Ceux qui habitaient alors à la périphérie étaient des paysans qui s’étaient rapprochés de la ville pour faire des petits boulots. Il s’agit d’un reliquat de l’État fasciste qui ne voulait pas que Rome soit remplie d’ouvriers et qui imposait aux travailleurs qui n’avaient pas de logement à Rome de quitter la ville le soir. Ces gens se sont donc installés dans des baraques pour dormir, et aller travailler le lendemain. Les borgate sont dans la ville, à Rome. Le Voleur de bicyclette commence dans ce type de zone entre la ville et la campagne dans un immeuble sans eau, non raccordé à la ville.
Plus tard, il a voulu prendre un appartement pour sa mère, nostalgique du Frioul, dans le quartier périphérique et moderne de l’EUR. Puis il va commencer à en avoir assez de Rome, et va entreprendre les grands voyages. En Italie, dans un premier, avec la voiture qui sera, durant cette période, son instrument de travail. C’est ainsi qu’il parcourt l’Italie pour Comizi d’Amore, car il veut rencontrer tous les milieux sociaux.
NB : Ne sent-on pas chez lui une inquiétude, une difficulté à se stabiliser ?
AB : Oui, il comprend que la petite bourgeoisie est un modèle et que ce qu’il a aimé à Rome est en voie de génocide – c’est le mot qu’il emploie. J’ai souhaité montrer que Pasolini avait raison sur le devenir de Rome à travers le plan qui montre une rue pleine de boutiques internationales (Sephora, Nike, Levi’s) et de consommateurs, qui ne laisse plus de place aux travailleurs. Il pense d’abord aller en Italie du Sud, car il estime que le Frioul a déjà changé. Il cherche un rapport à la terre et au sacré qu’il ne pense trouver que dans le Sud. C’est alors qu’il part faire ses repérages pour L’Évangile selon Saint Matthieu en Palestine, mais il trouve la région trop petite et industrialisée. Cela ne correspond pas à l’idée qu’il se fait de l’Évangile. Il part faire des repérages en voiture et trouve tous les lieux du film en une semaine. Il se sent bien en Afrique, dans le Tiers Monde, où il ira après le plus souvent possible. C’est lorsque le désamour est consommé qu’il commence à aller plus loin, en Inde et Afrique, souvent avec Alberto Moravia et Elsa Morante pour compagnons de voyage.
RP : Est-ce que commencer l’exposition par un couloir, avant la première section, qui évoque le premier voyage de Pasolini du Frioul jusqu’à Rome est une façon d’évoquer d’emblée l’importance du voyage dans sa vie ?
AB : Oui, même si l’exposition porte sur Rome, nous avons souhaité évoquer l’avant Rome par le train qui l’y emmène et une série de photographies qui précèdent son installation. On voulait qu’il y ait une ambiance train pour faire comprendre que c’est une nouvelle vie qui commence pour lui, même si elle est contrainte. C’est grâce à ce voyage forcé qu’il devient Pasolini.
RP : Au moment des voyages en Afrique, le déplacement géographique coïncide aussi avec un retour dans le temps avec la plongée dans l’Antiquité, notamment avec l’Orestie.
AB : Oui, cela constitue une plongée et un refuge dans le mythe. Ensuite, à la fin de sa vie, il déteste Rome, mais l’encercle avec deux maisons, toutes les deux à une heure de Rome. La Tour de Chia est une maison isolée, pour écrire, à côté de laquelle il fait construire une maison uniquement pour peindre. Il s’agit d’une maison moderne dont il a fait les plans avec son décorateur de cinéma qui n’était pas architecte. De l’autre côté de Rome, il partage avec Moravia une maison double à Sabolia dans laquelle ils se retrouvent l’été.
La dernière période
NB : Il est étonnant de trouver des images de Pasolini jouant au football, ou de la fête de fin de tournage de Salò.
AB : Nous voulions lutter contre l’idée qu’à cette époque, Pasolini était en bout de course. Pétrole et Salò, les deux chantiers de la fin de sa vie, sont très sombres, ce qui donne l’idée fausse que Pasolini n’avait plus de vitalité à cette époque-là. Tous ceux qui ont participé au tournage de Salò disent à quel point c’était gai. Il était important pour nous d’apporter des témoignages que Pasolini n’était pas quelqu’un qui allait à la mort.
Pour Pétrole, il enquête sur ce qui s’est passé dans l’affaire Mattei. Il écrit alors qu’il connaît les noms des responsables des massacres. Il ne les avait sans doute pas, car sa célébrité même rendait difficile une enquête sur un sujet aussi brûlant, mais cette affirmation a certainement effrayé les coupables.
NB : Il y a pourtant quelque chose de perturbant dans cette joie associée à quelque chose de très sombre.
AB : Oui, parce qu’intellectuellement, il est très déçu par le devenir de l’Italie et de Rome, mais sa vitalité est toujours intacte. Il se bagarre tous les jours, n’est pas du tout en train de lâcher.
NB : Il tient également des propos publics très durs à cette période, en disant que le pouvoir a détruit Rome.
AB : Oui, il affirme que les jeunes Romains sont des cadavres… c’est quelqu’un qui a toujours été en état de vigilance y compris à l’égard des choses auxquelles il savait avoir été favorable plus tôt. Il n’a jamais été dans le bien-pensant quel qu’il soit.
NB : On sent aussi une grande souffrance et un enfermement face à des positions intenables.
AB : En effet, il finit par exagérer, le mot est faible. Par devenir un peu paranoïaque. Il dit des choses d’une telle dureté…
On a cherché à être très discrets en exposant la photo la moins représentative de la mort. Giuseppe Pelosi, son assassin contacte fréquemment la presse en prétendant vouloir raconter la vérité en échange d’argent. On ne saura probablement jamais vraiment.
Il est retourné en prison après avoir été arrêté avec dix montres Cartier volées dans le Frioul. Il a été condamné à sept ans de prison pour ces vols alors qu’il a fait trois ans de prison pour l’assassinat de Pasolini !
Pasolini, personnage public
RP : L’exposition montre bien également à quel point il était un personnage public en Italie dont le visage, la voix étaient connus. Peu de cinéastes ont ce statut aujourd’hui.
AB : J’aime bien le côté intervention permanente dans la presse, à la télé. Il n’arrêtait pas d’aller à la télévision pour dire à quel point elle détruisait l’Italie. Il ne se contentait pas d’émettre des jugements, mais il allait vraiment physiquement manifestement ses idées. Et tous les Italiens le connaissaient… et le détestaient à cause de cela. Ils ouvraient le journal et lisaient que Pasolini disait qu’il était du côté de CRS dans les manifs de mai 68. Etc.
L’installation de Fabio Mauri dit beaucoup de choses sur le narcissisme du personnage. En 1975, cet artiste lui a proposé de s’asseoir sur une chaise, dans une galerie à Bologne, pendant que l’on projetait L’Évangile sur son corps.
RP : Qu’est-ce qui reste de Pasolini ? Existe-t-il un véritable héritage ?
AB : C’est sans aucun doute Nanni Moretti qui incarne le mieux, aujourd’hui, la dimension politique qu’avait Pasolini. C’est le seul qui soit à peu près à cette place-là. En tout cas, on a voulu que les visiteurs se posent des questions actuelles sur la politique, sur l’Europe, et j’ai l’impression que c’est le cas.