Le présent texte poursuit une réflexion, entamée avec Ready Player One et poursuivie avec Rampage et La Prophétie de l’horloge, sur les formes ouvertes par le cinéma numérique.
[C’est une scène d’Harry Potter et le Prince de sang-mêlé : Harry, plongeant sa tête dans la Pensine, se trouve immédiatement transmué en témoin d’un souvenir lointain de Dumbledore. Ce qui importe ici est d’abord moins le fait qu’il s’agisse d’un souvenir — on y reviendra — que le mode d’institution propre à ce monde ressouvenu. Dans les coulées d’encre qui informent ce monde et maintiennent actif son procès de formation, la présence du monde n’est pas réductible à un impact causal des choses sur les organes sensoriels, à la manière d’objets agissant mécaniquement sur la réceptivité. Bien plutôt, par-delà ou en deçà de tout schème hylémorphique, à condition d’entendre par là toute construction de la matière comme état passif de disponibilité à une prise de forme extérieure, l’apparaître du monde ressouvenu est un apparaître en train de se faire, dans la précédence absolue de toute constitution définitive. Le deuxième volet des Animaux fantastiques s’installe dans le gouffre ouvert par les coulées et permet de préciser la teneur du rapport au donné qui s’y faisait jour.]



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Premier effet : l’objet général (au sens classique du sujet de la représentation) du film, dans sa texture propre, est moins l’individualité des figures (formes, objets, personnages, lieux) que la processualité de leur individuation. Par exemple, lorsque Grindelwald, par un effet magique lui permettant de projeter par le truchement de son propre souffle les images de son souhait, fait apparaître l’Obscurial de Credence, ce qui importe n’est pas le rendu précis des traits achevés du personnage. Au contraire, il faut que la scène soit le réceptacle de l’ontogenèse de la figure, partant d’un flux de matière indéterminée pour s’achever, en un fondu enchaîné, sur un visage dont le flou des contours garantit l’inachèvement de la dynamique engagée. De même, un épouvantard, créature qui prend la forme la plus effrayante possible en fonction du sujet à qui elle s’adresse, doit avant de trouver son aspect définitif tournoyer sur elle-même et balayer abstraitement une infinité d’individuations possibles, qu’elle rejette énergiquement tour à tour.
Pour considérer la teneur de l’individuation qui chaque fois semble se déployer, on empruntera à Simondon le modèle de la modulation, soit l’idée selon laquelle l’individuation met en jeu, au lieu d’une opposition statique entre la forme et la matière, une énergie de couplage entre une forme toujours déjà matérielle et une matière toujours déjà formée. La prise de forme des figures engage des forces énergétiques (par exemple, la stabilité a priori passive de la matière n’est pas acquise mais conquise) qui composent en permanence les unes avec les autres. D’un point de vue figural, cela signifie concrètement que, de même que tout élément mondain n’est que provisoirement stabilisé, les formes manifestent un potentiel dynamique qui ne saurait être résorbé dans quelque assignation à résidence. Les formes sont métastables en cela que l’inégale répartition en elles de l’énergie (par exemple, dans la scène sus-citée, entre la dynamique verticale de formation du monde et le parcours latéral de Dumbledore, ou entre la ligne tracée par le même Dumbledore et les mouvements concomitants qui se heurtent à son chemin — voitures, vélos, etc.) constitue un vecteur de déploiement rythmique des figures.
Le personnage de Credence est, à ce titre, on ne peut plus parlant. Une colère, chez lui, n’est pas une tempête sous un crâne mais la prise en charge de l’entièreté de l’espace figural. Ainsi, dans Les Crimes de Grindelwald, d’une scène où il parvient à faire se mouvoir les éléments à partir de son rythme cardiaque accéléré. Systole (contraction du cœur et éjection du sang dans les artères) : les éléments (coulées noires, matière informe, bois, pierre, poussière) se rassemblent en un foyer qui soudainement explose. Diastole (relâchement du cœur et retour du sang) : l’explosion dilate l’ensemble de la solution figurative et les éléments se propagent dans l’espace mû par la colère, dans une tension qui toutefois maintient, présente et dynamique, la possibilité de la systole, in fine accomplie dans l’espace resserré du corps de Credence. C’est dans ces configurations que la vie plénière des formes trouve son expression la plus intense, et que l’individuation s’incarne en un rythme qui puisse définitivement permettre au numérique d’offrir aux figures leur dimension autogénétique.
Deuxième effet : à l’instar de Ready Player One, le film prend acte du passage d’une compréhension de la révolution numérique à une autre. Le film commence en effet sur une situation du premier moment numérique (N1, qui comprenait le premier volet des Animaux fantastiques), où une mouche vient perturber l’attention perceptive du personnage de Grindelwald. N1 se caractérise en effet par deux tendances qu’il convient de tenir systématiquement ensemble : d’un côté, une compréhension générale de l’espace figural à partir de sa qualité de surface, résultante d’un aplanissement numérique des perspectives ; de l’autre, et depuis ce geste même, le refus de tout arbitrage transcendant de la perception, autorisant toute chose (c’est-à-dire aussi des choses qui ne seraient même pas encore individuées : particules sans référent, gouttes d’eau sans source, etc.) à faire événement et à ordonnancer le reste à la mesure de sa survenue. On notera d’ailleurs que le film est le seul de la saga à s’ouvrir, en guise de transition entre N1 et N2, sur des logos inondés de particules fines.
Or au surgissement de la mouche répond la constitution spontanée d’une bulle au travers de laquelle la mouche se heurtera, jusqu’à n’être réduite, à l’intérieur de la bulle, qu’à une aile carbonisée. C’est que les formes qui jadis faisaient événement pour elles-mêmes sont désormais (en N2) intégrées dans le procès d’individuation généralisé et dans la métastabilité des formes numériques. Elles deviennent, à la lettre, les parcelles dynamiques de plusieurs gradients d’individuation — ici, à la fois celle de Grindelwald, celle de la cellule où se déroule la séquence et celle du film comme rencontre toujours redite des forces en présence. Dès lors, et sans revenir sur l’hypothèse épistémologique du pré-individuel, on reprendra encore à Simondon la perspective selon laquelle la condition d’une individuation réussie (c’est-à-dire maintenue active) tient à la conservation d’une part des tensions pré-individuelles qui lui pré-existaient. La logique de la scène matricielle du Prince de sang-mêlé s’avère ainsi intensifiée, puisqu’il ne saurait plus exister de formes constituées qui ne demeurent pas ouvertes sur un horizon de plasticité et d’indifférenciation.
Dans cette perspective, la mort doit moins être comprise comme un anéantissement que comme une victoire, dans le procès d’individuation, du stade originaire de pré-individualité sur l’individuation stabilisée. Auguste Lumière, dont on connaît l’importance dans la projection d’images photographiques animées, fut parallèlement un biologiste d’une importance non-négligeable qui, dans le cadre de recherches sur les colloïdes et les miscelloïdes, a relancé la théorie des humeurs sous le syntagme de médecine humorale. La théorie des humeurs, pour le dire vite, repose sur une analogie entre les humeurs du corps (sang, pituite, bile jaune du foie et bile noire de la rate) et les quatre éléments (feu, air, terre, eau). Sans céder à l’illusion rétrospective d’une lecture continuiste ou téléologique de l’histoire du cinéma, on pourra avancer que la solution figurative du numérique accomplit le rêve, possiblement lumièrien, d’un alliage de la théorie humorale et du cinématographe. Lorsque donc des personnages, dans le dernier mouvement du film, se font ravaler par un vaste feu bleu, s’évanouissant en une multiplicité de particules, ils ne sont pas le signe tragique d’une extinction, tel que pourrait l’être un coup de feu, mais une manière d’accomplir ce qui dans les fluides vitaux alimentait la relation des figures en individuation au monde pré-individuel.
Que se passe-t-il, dès lors, quand tout est retourné au pré-individuel ? Deux hypothèses : ou bien le N2 ferait à nouveau place au N1, sous la forme d’une multiplicité de pré-individualités téléonomiques se disputant l’espace figural ; ou bien l’on attendrait un régime fixe d’indistinction, à la manière d’un modèle de nature re-substantialisée. Le film choisit pourtant une troisième voie, soit celle du maintien du procès modulant-rythmique des formes, le pré-individuel quittant sa qualité d’attribut (de morceau du processus, comme on parlerait de la pièce d’un engrenage) au profit de son statut originaire de réservoir d’énergie potentiellement disponible, à partir de laquelle peuvent se déployer toutes les métamorphoses possibles. Le combat final, par exemple, qui fait suite aux ravalements dans le feu bleu, oppose au niveau du magma pré-individuel le feu bleu (Grindelwald) et le feu orange (les héros). Tout l’enjeu tiendra à ceci : non pas seulement s’individuer (de fait, le feu bleu se transforme en corbeau géant), mais s’individuer au contact de l’autre, de ce qu’il contient encore de pré-individuel et d’énergie disponible. Pour le feu orange, gagner revient à dessiner finement les contours du corbeau géant et à aspirer pour lui tout le réservoir figuratif de son origine pré-individuelle. Le corbeau explosera en une pluie de particules teintées d’orange, lançant à nouveau le cycle de la vie des formes.
Les Crimes de Grindelwald pourrait subséquemment être ressaisi comme une série d’allers-retours entre les individuations et le réservoir pré-individuel, série qui permet de mieux appréhender un certain nombre de manifestations : des algues donnent naissance, au détour d’un mouvement semi-circulaire, à un animal marin ; une femme se métamorphose en serpent et, ce faisant, confond l’organique (son corps, sa peau) et le superficiel (ses vêtements), comme s’il s’agissait pour elle de revenir à cette indifférenciation pour trouver la puissance de se transformer ; un drap qui tombe peut renvoyer performativement au corps mort d’un nourrisson, etc.
Troisième effet : cette reconfiguration induite par le N2 implique pour le film une logique de montage a priori paradoxale. Le film, d’un côté, laisse l’impression générale d’une grande fluidité, avec pour principe quasi-systématique l’amortissement des mouvements : un mouvement descendant s’achève au plan suivant, et dans un espace radicalement différent, sur un mouvement ascendant différentiel qui l’amortit et ce faisant assouplit la transition spatiale. De même, la numérisation des individuations permet aux raccords de se recentrer sur un morceau d’espace (généralement dans une strate précise du plan), si bien que la collure consiste moins — selon la logique du raccord-morphing, pleinement exploitée par Spielberg — en la succession normée de deux plans qu’en une façon de faire éclore le second plan dans la matière mondaine du premier plan. Lorsque le personnage de Yusuf Kama lance un récit visuel, l’arrière-plan se trouve ainsi progressivement contaminé par un débit de matière étrangère venant remodeler l’espace à la faveur du souvenir. Pour que le premier plan (le visage du personnage) disparaisse, il faudra enclencher un mouvement circulaire, qui fait du second plan non le remplaçant du premier, mais le résultat d’un décadrage.
Il n’en demeure pas moins que d’un autre côté les scènes, prises séparément et du point de vue du découpage de l’action, sont souvent illisibles, à commencer par la première — celle de l’évasion de Grindelwald, soit le baptême du N2 dans la saga. Première hypothèse : le montage saccadé serait une réminiscence du N1, qui suppose (paradoxalement, en ce que le numérique repose sur un principe figural et perceptif de fluidité) le refus de l’enchaînement hiérarchisé des objets perçus. L’illisibilité serait ainsi le résultat direct d’une bataille perceptive, chaque événement tâchant de trouver les moyens pour parvenir à la surface de l’image, lieu ultime du déploiement du sens en monde numérique. Mais cette hypothèse, là encore, minore la radicalité du film, oublie la mouche carbonisée et, avec elle, la violence de la destruction du N1.
D’où une deuxième hypothèse, qui renvoie à un rapport légèrement différent au numérique (notamment à Twin Peaks : The Return, mais aussi et encore à Ready Player One) : l’accélération du montage (ou sa pluri-directionnalité) permet à chaque image d’être toujours déjà une archive d’elle-même. La rapidité renvoie ici à la fois une affaire horizontale de montage et à une tendance verticale de surgissements continus d’éléments aux textures différenciées, qui jamais n’ont le temps de s’imprimer durablement sur la rétine. Dans les deux cas, l’image n’a pas le temps d’affirmer sa figurativité, si bien qu’elle doit toujours être ressaisie, ré-actualisée dans un corps archivique qui découvre chaque fois sa nature originelle de trace irréductible, c’est-à-dire ici, en un sens faible, de morceau de temps échappé de la présence.
La construction scindée de la séquence d’ouverture (plans retournés mimant des allers-retours et niant la linéarité du mouvement entrepris, alternance permanente des échelles, micro-ellipses) est comme relevée par la singularité de sa texture, proprement inondée de rejets figuraux (pluie illuminée par des éclairs et semblable à de la neige, clignotements, vent) qui unifient l’ensemble sous un linceul blanchâtre. Il n’est pas anodin qu’il pleuve autant dans Les Animaux fantastiques, puisque la pluie a comme qualité de dilater l’espace-temps, de tremper l’entreprise figurative. Exemple, repris dans les deux volets : la pluie instaure chez Jacob Kowalski une prise de conscience immédiate de cela même qui vient d’advenir (l’aventure dans le premier volet, le départ de Queenie dans le second). La pluie, située au point stratégique du commencement, ouvre pour le film la dynamique de l’auto-archivation.
Il faut alors remotiver un sens nouveau de l’événement figural. Non plus, comme en N1, un présent pur, une qualité de se montrer par soi-même par-delà tout horizon de possibilité, mais l’événement au sens deleuzien, « trouvable dans cette mince vapeur incorporelle qui s’échappe des corps » : il n’est jamais la pure présence à soi du présent, mais le paradoxe d’une rencontre dynamique entre le ce qui vient d’advenir et l’à‑venir (ainsi de l’Alice de Carroll, à la fois plus grande qu’à l’instant précédent et plus petite qu’au suivant). On comprend alors bien mieux un grand nombre de séquences : le cercle de particules jaunes qui révèle, sous l’apparence de la présence, la subsistance d’une non-présence stricte (les traces de scènes déjà montrées) formant, comme le pré-individuel à l’individuation, la condition de la processualité du monde vécu ; le raccord qui fait, par un fondu enchaîné doublé d’un mouvement latéral, disparaître dans les limbes l’épouse d’un riche sorcier ; la boule de cristal qui, au beau milieu d’une modulation généralisée (explosions chromatiques, flux de matière pré-individuelle, fondus), se permet de diffuser des images non-encore montrées, mais déjà archivées parce qu’intégrées dans la pluri-directionnalité auto-archivante du N2.
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[On en revient à la Pensine. Dans la deuxième scène du film, au ministère britannique de la Magie, une tablée est organisée autour d’une Pensine, reconnaissable à sa lumière bleutée et à sa forme circulaire. Quelques instants plus tard, elle projettera des images de Grindelwald immaculé, dont on se demande même comment elles auraient pu être captées puisque cette apparence n’aura été conquise qu’à partir de son évasion. Immédiatement après, un personnage (Grimmson) surgit dans la pièce, et son apparition est perçue dans le reflet qu’en renvoie la Pensine. Le dispositif spéculaire, ici, a valeur de pléonasme : voir en Pensine, comme Harry y plongeant jadis sa tête, dans l’événement-archivé-à-venir en permanente individuation, est le cheminement même des Crimes de Grindelwald.]