Sorti en 1971 au Japon et jusqu’à présent inédit dans les salles françaises, Silence de Masahiro Shinoda s’ouvre sur le débarquement des pères Rodrigues et Garupe, partis à la recherche du Père Ferreira sur l’archipel nippon. Le film de Martin Scorsese, sorti en 2017 et également adapté du roman éponyme de Shūsaku Endō, débute quant à lui sur un flash-back où le père Ferreira se voit contraint d’assister à la torture de ses frères par les Japonais. Cet ancrage distinct, qui n’impacte pas les grandes lignes des deux récits (similaires en bien des points), vient introduire la relation doloriste qu’entretiennent les croyants avec leur foi.
Du mal à y croire
La séquence de la condamnation des villageois à Tomogi synthétise ce qui différencie Scorsese et Shinoda dans leur manière de mettre en scène le regard et la souffrance qu’occasionne le spectacle de l’exécution. Dans le Silence de 1971, les trois villageois condamnés à mort pour ne pas avoir apostasié sont attachés en mer à une croix par les inquisiteurs Japonais. Alors que le niveau de l’eau s’élève petit à petit, les prêtres et les villageois observent, dans un calme cérémonial, la lente agonie des martyrs depuis le rivage. Au même titre que leur mort arrive lentement, les condamnés disparaissent peu à peu sous l’eau qui les recouvre et leur souffrance est noyée dans la bande originale composée par Toru Takemitsu. Durant toute la séquence, Rodrigues ou Garupe ne sont par ailleurs vus qu’à travers quelques plans, sombres et silencieux (images ci-dessous), de sorte que l’on ne puisse qu’observer les martyrs disparaître au loin ou apercevoir très brièvement les deux prêtres souffrir en regardant.
Chez Scorsese, cette séquence d’exécution s’opère de façon tout à fait différente. Synonyme d’une intense douleur pour Rodrigues et Garupe, la scène intervient cette fois-ci en plein jour. Si la montée de la marée se faisait progressive chez Shinoda, Scorsese met en scène les martyrs au bord du rivage, où les vagues font brutalement monter et baisser le niveau de l’eau à leur passage. Les condamnés y sont balayés par l’écume et par les vagues qui viennent masquer leurs corps avant de les faire resurgir, les voilant puis les dévoilant tour à tour. Plusieurs plans ponctuent leur agonie et voient les deux prêtres, cachés en hauteur dans les hautes herbes, souffrir au point de s’en cacher les yeux. Ici, voir et être vu sont autant de sources de souffrance pour le regardant comme pour le regardé (images ci-dessous). La bande-son, contrairement à celle du film de Shinoda, ne vient en outre jamais apaiser par la musique, totalement absente du film de Scorsese, la souffrance des condamnés.
Si Shinoda ne fait pas de la souffrance liée au regard le cœur de cette séquence, elle se manifeste toutefois à d’autres endroits. Par exemple lorsqu’une prisonnière chrétienne est contrainte de regarder son mari, enterré jusqu’au cou, manquer de peu d’être piétiné par un cheval au galop, ou lorsque le père Rodrigues finit tant bien que mal par apostasier devant les Japonais et son ancien mentor. Dans cette scène, Rodrigues est regardé par les Japonais et par le père Ferreira en train de piétiner pour la première fois l’image du Christ. La violence blasphématoire du fumi-e passe ici par le regard de Ferreira, devenu à son tour un regardant en souffrance, fermant les yeux lorsque Rodrigues finit par poser son pied sur l’image de Jésus (images ci-dessous). Cette séquence, qui alterne des plans du pied se posant sur l’image et les regards respectifs de Rodrigues, Ferreira et des soldats japonais, s’avère d’autant plus forte et définitive qu’elle n’est suivie, jusqu’à la fin du film, que de quelques courtes scènes où Rodrigues apparaît épuisé et atteint par ce geste qui semble irréparable. Transformé en esclave regardant et regardé, Rodrigues doit à présent s’assurer, sous le regard attentif de l’autorité japonaise, qu’aucun fétiche chrétien n’atteigne l’archipel nippon, en auscultant le moindre objet douteux saisi dans les cargaisons des navires. La dernière scène, terrible, voit ensuite Ferreira regarder Rodrigues en train de violer son épouse nippone. Là encore, ce voyeurisme douloureux pousse Ferreira à refermer le petit volet en bois qui lui permettait d’être témoin. Le film se clôt ensuite sur une série d’images fixes, accompagnée d’une voix-off révélant le changement d’identité de Rodrigues, qui se fait désormais appeler Okada San’emon. Si le cap du film de Shinoda consiste donc à retranscrire l’évolution spirituelle du père Rodrigues par le regard, il se clôt avant même de pouvoir figurer ce qui se joue dans le roman de Shūsaku Endō et dans le film de Martin Scorsese, à savoir le salut du croyant par l’intériorisation et l’invisibilisation de sa foi.
For intérieur
Au contraire du film de Shinoda, le Silence de Scorsese vient en effet offrir à Rodrigues un salut inespéré. Après son shumi-e, plusieurs séquences retracent sa lente reconstruction, où il s’accommode de sa nouvelle vie au Japon. Comme dans le film de Shinoda, Rodrigues devient un esclave regardant et regardé mais demeure cette fois-ci, aux yeux de Kichijiro lui demandant de le confesser et de l’absoudre, le prêtre qu’il a jadis été. Si Rodrigues décline d’abord sa demande sous prétexte qu’il n’est ni prêtre ni chrétien, il prononce tout de même les mots suivants : « Même si Dieu était resté silencieux toute ma vie, jusqu’à ce jour, tout ce que je fais, tout ce que j’ai fait, témoigne de Son existence… C’est dans le silence que j’ai entendu ta voix ». La confession et l’absolution de Kichijiro peuvent en ce sens être menées à bien sans geste ni parole : la foi de Rodrigues n’a plus besoin de se manifester pour exister. Dans le dernier plan, un travelling avant débute sur un espace extérieur et traverse le cercueil traditionnel japonais dans lequel Rodrigues est incinéré. Ce mouvement se poursuit en longeant son corps jusque dans sa main, où l’ex-prêtre tient une petite croix en bois, inaperçue lors de son embaumement quelques plans auparavant. Sa foi aura ainsi su subsister en investissant le silence de son intériorité, humblement nichée dans la paume d’une main.