Qui est Margaret Lanterman ? C’est, d’abord et avant tout, un signe : celle qui, grâce à sa bûche comme medium, traduit à sa manière propre l’idéalité du sens. L’extrême modestie de ce personnage vient de ce que le propre du signe est que le regard jamais ne doit s’arrêter sur lui (comme signifiant), mais bien plutôt être renvoyé à ce que le signe signifie. Choisir, dans cet épisode, de lui faire dire qu’elle meurt, puis de la faire mourir, c’est donc faire conjointement deux choses : à la fois éclairer sa raison d’être et renseigner sur le statut des signes à cette heure de la série. C’est que le signe est à la fois ce qui doit se montrer, mais se montrer en même temps pour disparaître au profit d’une autre réalité à laquelle il donne accès, si bien qu’il apparaît essentiellement comme un médiateur défini ou saisi par son caractère éphémère. Filmer la femme à la bûche mourir, c’est donc saisir directement le statut singulier d’un relais du sens inséparable de sa propre dissolution ; c’est, en somme, filmer exactement la même chose que le code soufflé par Philip Jeffries en autant de particules de fumée se dissipant dans l’air.


Mais c’est peut-être déjà autre chose. Ce qui s’était auparavant évanoui – et Twin Peaks toute entière pourrait être le récit de cette disparition –, c’était cette entente particulière du signe (soit : celle de la pensée classique du langage), où transmettre le sens ne serait qu’un processus de monstration, consacrant la pleine valorisation de l’intelligible. Or ce que la femme à la bûche incarnait discrètement était précisément l’idée que le sens ne saurait s’élaborer indépendamment de toute symbolisation, si bien que la façon dont le sens s’informe n’a pas à courber l’échine devant le signifié. Par ses messages cryptés, par le rapport sensible qu’elle entretenait avec sa bûche (en la caressant), elle a noué une certaine intrigue du sens caractérisée par le refus de toute subordination au logos ou à une idéalité invisible. Quand bien même le contenu du message délivré importerait (et de fait c’est le cas dans cette troisième saison : « Laura is the one »), le processus de signification lui-même et l’épaisseur des signes pris indépendamment (la tonalité de sa voix, par exemple) tracent eux-mêmes un chemin autrement signifiant. Twin Peaks se faisant moins le récit du surgissement de l’invisible que de la façon dont le monde visible (ou sensible), dans ses béances, accueille l’invisible, le sensible, devenu sujet et objet de l’action, devait se voir accorder une place de choix, bien loin de sa subordination pure et simple à l’intelligible.
Signes autonomes
Margaret Lanterman est morte. Ce signe-là, dans sa subtile résistance contre la scène toujours redite du signifiant et du signifié, s’est évanoui. À cette disparition, annoncée depuis le premier épisode, la série a choisi de répondre d’une façon on ne peut plus radicale, se faisant le récit parfois très net d’une vie propre des signes. L’image s’y offre de moins en moins comme le signe achevé d’un sens strictement préexistant, mais comme un assemblage possiblement onirique de signes irréductibles à la totalité qui prétendrait les lier dans un discours raisonné. L’épisode regorge de ces signes qui s’autonomisent pour défier le sens, à l’image de cette présence spectrale du premier épisode qui, sortant d’un écran pour tuer deux jeunes gens, avait tracé le chemin à suivre : surgir, avancer comme le faisait Bob, au moment même où la menace de l’établissement du sens lui fait sentir sa fin toute proche.


Lorsque le générique inscrit avec pudeur « In memory of Margaret Lanterman », le plan, qui durait depuis une quarantaine de secondes, change légèrement d’échelle et fait reparaître un terrifiant personnage découvert dans l’épisode. C’est cela, Twin Peaks : des morceaux de sens, a priori traduisibles sous la forme d’un logos, qui viennent se signaler en douce, comme si de rien n’était, au moment même (ici, à la fin du générique) où l’intrigue ne peut plus rien faire d’eux. Voilà ce qu’ouvre réellement la mort de Margaret Lanterman, ou du moins ce qu’elle éclaire en passant le relais à cette présence fantomatique : un combat viscéral pour l’incessante recomposition du processus du signification, où la cohérence du tout est moins chronologique (que l’on pense à la rupture temporelle qui clôt l’épisode 7) ou logique qu’intrinsèquement liée à la connexion des éléments entre eux, lesquels n’ont rien d’autre à faire que de se mesurer, encore et encore, à une totalité non-advenue.
Partout, l’absence
Or cette mort trouve un plus vaste écho dans le sillon tracé par cette nouvelle saison. Comme le soutient Derrida p. 104 et suivantes de La Voix et le phénomène, « ma mort est structurellement nécessaire au prononcé du Je », ou, autrement dit, la parole appelle et requiert la mort de celui qui parle ; comme tel, tout langage peut être, selon lui, nommé écriture, parce qu’impliquant directement l’absence radicale du locuteur. Au moment même où je parle, à l’instant où je m’inscris dans le processus de signification, je peux m’adresser à l’homme qui se tient en face de moi, mais, en droit, ma parole peut être comprise par un tout autre, et notamment par un tout autre qui me survivrait.
Qu’est-ce à dire, pour nous autant que pour cette nouvelle saison qui touche à sa fin ? Que partout l’expression du sens est entourée par l’absence, et qu’il en est ainsi de tout signe, qui suppose dans son expression la possibilité de la mort. Il n’est pas anodin que, vingt-cinq ans après, Twin Peaks soit à ce point hantée par la mort et la maladie : cancers du shérif Truman et du mari de Beverly, mort de certains des acteurs principaux et de leurs personnages, figures dont la présence se mue en pure absence (Albert, de plus en plus silencieux), etc. C’est qu’entre-temps David Lynch a compris l’irréductibilité de son écriture aux intrigues à résoudre et aux codes à déchiffrer, bref à la face physique de l’expression. Il a saisi, bien plutôt, que partout autour d’elle régnait l’absence, toute inséparable qu’elle est de tout langage, contre le mythe d’une présence immédiate de l’idéalité du sens planant majestueusement au-dessus des choses. C’est là le testament de Margaret Lanterman, dont les dernières paroles n’auront de sens qu’une fois sa mort passée, « under the moon, on Blue Pine Mountain ».